Plus qu’un roman sur les liens filiaux, La Maison des Hollandais est une lettre d’amour à un passé évanescent et une invitation à savourer la fugacité de l’instant.
Dans son sixième roman, Ann Patchett nous ouvre en grand les portes de la Maison des Hollandais, une fabuleuse demeure située dans la banlieue de Philadelphie. L’auteure retrace le parcours des habitants qui s’y sont tour à tour frôlés et médite sur le poids du passé, à travers les nombreux sillons que la bâtisse leur a laissés.
Danny Conroy est un de ces heureux élus. Dans cette prodigieuse maison de maître, tenant davantage à ses yeux du cabinet de curiosités que du monument, il a vécu une enfance dorée, polarisant l’attention d’une singulière famille. Sa sœur, Maeve, et les deux domestiques, Sandy et Jocelyn, l’ont entouré de soins constants et encouragé de leur bienveillance, oblitérant ainsi l’absence d’une mère mystérieusement disparue et comblant les défaillances d’un père peu affectueux.
Mais, tôt ou tard, le flamboyant bonheur des contes de fées s’évanouit et les enfances les plus idylliques finissent par se ternir. Devenu adulte, Danny plonge dans ses souvenirs et se remémore l’arrivée de la froide Andrea, celle qui deviendra sa belle-mère et qui causera la perte de son précieux foyer.
L’avis de La Fille Karamazov
Avec La Maison des Hollandais, Ann Patchett brouille les genres narratifs, mêlant le récit fictif à la première personne aux ressorts du conte populaire dont elle revendique, d’une certaine façon, l’héritage : « Ils étaient tous devenus des personnages de l’épisode le plus terrifiant d’un conte de fées.1 »
À bien des égards, la première partie du roman reprend la structure des contes de type « Petit Frère et Petite Sœur ». L’intrigue – un père se remarie avec une femme menaçant ses enfants nés d’une première union – constitue un motif récurrent des contes du Pentamerone de Basile, de « Nennillo et Nennella » à « La Chatte des Cendres ». Une mère absente, un père impassible, des domestiques semblables aux marraines bienfaitrices et, enfin, un frère et une sœur aux prises avec une marâtre elle-même flanquée de deux filles… Tout se passe comme si Ann Patchett construisait ses héros en miroir des personnages types du conte, la famille Conroy et ses satellites offrant de troublantes ressemblances avec ceux du folklore populaire.
Le roman s’ouvre sur une mise en abyme des jeux de regards. On assiste d’abord à l’agitation de la maisonnée, bouleversée par la présence incongrue d’une mystérieuse invitée. Puis, avec les enfants Conroy, on se cache pour épier l’intruse en pleine contemplation du portrait des Hollandais, les premiers propriétaires de la maison. S’ensuit une joute visuelle, véritable annonce de l’animosité qui embrasera le foyer : « On ne m’enlèvera jamais de la tête que le visage d’Andrea s’est fugitivement affaissé quand elle nous a regardés, Maeve et moi. […] À moins que l’expression d’Andrea ne se soit adressée exclusivement à Maeve. […] Même moi je devinais son côté intimidant…2». Voir et être vu, s’exposer ou se dissimuler, se jeter des oeillades franches ou furtives… À travers la thématique du regard, Ann Patchett scénarise son projet littéraire, le lecteur jouissant d’un effet de perspective en accédant aux souvenirs de Danny.
En s’inscrivant dans le prolongement du conte, l’auteure laisse – en apparence – peu de place aux coups de théâtre. Le lecteur perçoit rapidement le personnage d’Andrea, la future belle-mère, comme un catalyseur de l’action, ce que souligne par ailleurs son apparition retardée. Andrea est une menace qui s’insinue, serpent dans le jardin, dans la quiétude des Conroy : « Ça faisait des années qu’Andrea avait pour but de s’introduire dans la maison, de glisser son bras dans le bras de notre père…3 ». Au-delà d’un simple remariage, sa première intention est de surimprimer son image sur une maison devenue, au fils des ans, les vestiges d’une regrettée présence maternelle.
Pivot autour duquel tournent les destinées des personnages, la Maison des Hollandais est en effet le véritable « héros de chaque histoire, […] pays perdu et adoré4 ». C’est, comme le souligne Simona Jisa, un espace aux valeurs multiples : « un abri, représentant la sécurité, mais aussi un espace de violence, de pouvoir, un ensemble de biens disposés dans un certain ordre, espace de solitude ou de la communauté, de familialité et de familiarité, une architecture (un espace qui articule des espaces) privée et publique, un foyer possédant une ” chorégraphie ” propre, une mine de possibilités5». Pour les quasi orphelins, la bâtisse fait d’abord figure d’enveloppe sécurisante au sein de laquelle ils retrouvent une forme de réassurance maternelle. Si Ann Patchett évoque et décrit les nombreuses pièces de la maison, c’est plus souvent vers la cuisine, sorte de « clair-obscur ombreux et souterrain où les femmes officient6» que tend la mémoire des héros. Symbole du foyer au sens de centre religieux, la cuisine leur apparaît comme un espace consacré à une nouvelle dévotion, celle d’une famille choisie : « Rien que nous à la maison, amassés autour de la petite table de la cuisine, ça nous donnait presque la sensation de former une famille, ne serait-ce que pour l’espace réduit qui nous forçait à nous rapprocher.7 ». À la fois lieu de partage de valeurs communes – la tendresse et le goût de l’effort pour ne citer qu’elles – et de pratiques ritualisées, la cuisine, mais aussi plus globalement la maison, s’apparente au mémorial d’une mère disparue.
L’absence primitive de mère puis le surgissement d’Andrea remettent en cause une cellule familiale contrainte de s’adapter sous peine d’implosion. Tout comme dans les contes populaires, le roman questionne les liens filiaux et la place de chacun au sein d’une famille dé-composée. Maeve, en raison de son statut d’aînée, en supporte pleinement les conséquences : personnage bicéphale, à la fois compagne de jeu mais aussi figure maternelle de substitution, elle étouffe la possibilité d’exprimer ses propres fragilités, s’empêchant dès lors de vivre sa jeunesse avec insouciance, et provoquant malgré elle la culpabilité d’un frère s’estimant à jamais redevable. Le roman explore toutes les nuances des sentiments et dépeint avec justesse une complicité ébranlée par une confusion des rôles de chacun. Ce faisant, Ann Patchett délivre une réflexion sur la fidélité des liens fraternels, par-delà l’adversité et la séparation.
Car il est ici indéniablement question de loyauté, à la fois celle que l’on doit à ceux de son clan, mais également celle que l’on se doit à soi-même. Contre toute attente, le roman d’Ann Patchett prend des accents de récit initiatique et c’est la Maison des Hollandais, encore elle, qui nous le suggère. Au regard de son architecture singulière, et bien avant d’incarner les stigmates d’une enfance révolue, la demeure est une incitation à se manifester au dehors d’un cocon protecteur, en d’autres termes, à se déployer dans le monde. C’est notamment sa transparence qui en fait un médium entre les Conroy et la société : « Non seulement on pouvait voir à l’intérieur de la Maison des Hollandais, mais on pouvait carrément voir à travers. La maison rétrécissait au milieu, et le hall très profond conduisait directement à ce que l’on appelait l’observatoire, qui avait un mur de fenêtres donnant sur le jardin à l’arrière. Depuis l’allée, le regard était libre de monter les marches du porche, traverser la terrasse, les portes de l’entrée, longer le sol en marbre du hall tout en longueur, arriver à l’observatoire, et apercevoir les lilas du jardin derrière la maison, qui se balançaient, indifférents aux regards.8 »
La chambre de Maeve, plus particulièrement la banquette aménagée sous la fenêtre, concentre à elle seule tout le paradoxe de cette maison. Tandis que la chambre est traditionnellement un lieu propice à l’intime et à l’isolement, celle de Maeve est à la fois doublement close sur elle-même, tout en s’ouvrant sur le monde : « […] elles se sont assises sur la banquette sous la fenêtre pendant que Maeve refermait les rideaux sur elles.9 » Là, Maeve fait l’expérience d’un instant parfait, étant totalement en harmonie en elle-même comme au dehors, habitant pleinement le moment : « Elle était dans sa chambre, assise sur la banquette sous la fenêtre, ses longues jambes étendues devant elle, mais elle ne lisait [plus], elle regardait le jardin par la fenêtre.10». Derrière cette habile métaphore, se retrouve le lecteur qui déchiffre lui aussi les pages du roman et s’arrête, de temps à autre, pour laisser vagabonder son regard. Ann Patchett scénarise ici ce que Benoît Goetz appelle « le vrai moment de la lecture selon Barthes » : « […] en revanche, celui qui, quittant les lettres un instant, lève les yeux, celui-là un instant entrevoit le monde où il est. Celui qui lit se confie à un espace où il se confine et quand il lève les yeux, il retrouve le monde dont son livre parle.11». C’est justement la fenêtre donnant sur le jardin qui rend possible cette expérience, en imbriquant deux espaces radicalement opposés. Elle fait ainsi fonction, pour reprendre les termes de Gérard Wajcman de « passage » : « La fenêtre passage organise deux espaces dissymétriques, hétérogènes et complémentaires ; le premier, l’espace du sujet, est à peine un espace, il est le lieu du sujet, sa place. Quant à l’autre espace, c’est tout le reste, tout ce qui n’est pas lui, et qui lui est nécessaire. L’autre espace, c’est le complément du sujet […] La fenêtre […] est un passage, qui, mettant en communication l’intérieur et l’extérieur, met en continuité deux espaces hétérogènes, l’espace du sujet et l’espace autre, qui articule le monde du sujet et le monde du monde… 12».
En étant l’intervalle qui permet le dépassement de soi et sa projection à l’extérieur, la maison devient un lieu transitionnel favorisant la revendication d’un « je » éclairé. De fait, « la Maison des Hollandais » n’est pas celle, à proprement parler, « des Conroy » qui semblent davantage en être les usufruitiers : « La Maison des Hollandais, comme on l’appelait à Elkins Park, à Jenkintown et Glenside, et jusqu’à Philadelphie, ne faisait pas référence à son architecture mais à ses habitants. La Maison des Hollandais était le lieu où ces Hollandais au nom imprononçable vivaient.13 ». En cela, le portrait des VanHoebeek accroché au salon leur rappelle constamment leur qualité d’invités : « ” Ça doit être réconfortant de les avoir avec vous “, lui a dit Andrea, en faisant allusion non à ses enfants, mais à ses tableaux. […] Dans le salon, les VanHoebeek étaient le clou du spectacle […] chaque étage abritait des dizaines d’autres portraits moins importants – leurs enfants dans les corridors, leurs ancêtres dans les chambres, les inconnus qu’ils admiraient dispersés partout.14 ». C’est parce que le départ de la maison familiale est inéluctable, que les héros peuvent déployer leur destin. Ils expérimentent une cruelle – mais nécessaire – poussée dans le monde, les conduisant à se construire vers le dehors, vers les autres. Maeve et Danny sont exhortés à habiter – ou in-habiter le monde – selon leur aptitude à se détourner du site matriciel.
Lieu du retour impossible, la Maison des Hollandais ne se manifeste plus seulement comme l’édifice d’une architecture grandiose mais elle devient le symbole d’un passé révolu. En tant que territoire du souvenir, elle agit comme un monument, c’est-à-dire un « signe(s) destiné(s) à agir sur la perception humaine, afin que les hommes ” se rappellent ” ou ” identifient ” quelque chose.15». Mémoire sensible, la maison familiale est à la fois le support onirique des espoirs déçus des Conroy, mais aussi le socle tangible de leurs réminiscences. Le roman explore alors les mécanismes du souvenir, plus particulièrement de ses exactitudes. Longtemps après l’avoir quittée, le frère et la sœur tentent de pénétrer leur ancienne demeure de leurs regards et de leurs pensées, s’interrogeant sur l’expérience affective passée comme sur leurs émotions présentes : « ” Tu crois que c’est possible de considérer le passé objectivement ? ” j’ai demandé à ma sœur. On était assis dans sa voiture, garée devant la Maison des Hollandais, en plein milieu d’une journée du début de l’été. Les tilleuls nous empêchaient de voir autre chose que les tilleuls. […] ” Je considère le passé objectivement “, a dit Maeve. […] ” Mais on superpose le présent au passé. On regarde en arrière à travers le prisme de ce qu’on sait aujourd’hui, si bien qu’on ne considère pas le passé du point de vue de celui qu’on était, mais de celui qu’on est, ce qui veut dire que le passé a été radicalement modifié”. 16».
Dans son roman, Ann Patchett conçoit une temporalité cyclique, rythmée par les « comportements et [les] gestes17» d’une demeure qui configure les regards et les postures des personnages. Dès lors, la maison, en tant qu’espace mémoriel, permet une prise de conscience salutaire et favorise la conquête de soi, au moyen d’un retour réflexif sur le passé. Les tâtonnements du narrateur, égaré dans sa mémoire, mettent à jour des schémas préexistants, desquels il tente de se libérer. Ainsi, Danny comprend avoir acquis puis imposé une résidence monstrueuse à sa compagne, reproduisant à son insu le geste initial de chaque propriétaire de la Maison des Hollandais. De même, c’est parce qu’il fait converger ses souvenirs et ceux de ses proches qu’il saisit l’angoisse maternelle d’habiter dans un pareil lieu. Les résurgences du passé font donc jaillir des vérités parfois douloureuses. Elles réexaminent notamment une vision idéalisée d’un foyer qui se commue conjointement en signe de puissance et en implacable prison :
« ” Je ne l’ai jamais aimée.
– Notre maison ? ”
Elle a secoué la tête. ” Elle n’est pas à mon goût. Elle est massive, elle est vieille. Elle est trop sombre. Tu n’as pas besoin de t’en soucier, toi, parce que tu n’es pas à la maison toute la journée. ” J’avais voulu lui faire la surprise. Je lui avais fait visiter chaque pièce, en lui laissant croire que c’était un bien que j’envisageais d’acheter pour le louer. […] À ce moment-là, je ne lui ai pas demandé si la maison lui plaisait. J’aurais pu, mais je ne l’ai pas fait. À la place, je lui ai tendu l’acte notarié. Dans mon esprit, il s’agissait d’un des gestes les plus sincèrement romantiques que j’aie jamais faits.18 ».
Sans pour autant être atemporelle, la Maison des Hollandais semble hors des atteintes du temps : « Dans mes rêves, les années qui s’étaient écoulées n’avaient pas été tendres avec la Maison des Hollandais. J’étais sûr qu’en mon absence elle était devenue miteuse, un vestige pelé et élimé de son ancienne grandeur, alors qu’en fait rien de tout ça ne s’était produit. La maison avait le même aspect que quand je l’avais quittée trente ans plus tôt. 19». Elle laisse aux héros une impression d’immuabilité et se propose paradoxalement comme une source de consolation, abolissant de fait le désenchantement de la perte des êtres aimés.
C’est là l’aporie d’une maison qui libère tout en aliénant, qui porte en elle une somme de déterminismes mais qui accorde cependant aux héros les moyens de les dépasser. Qu’elle conserve sa forme architecturale concrète ou qu’elle prenne les contours d’un idéal, qu’elle fasse l’objet d’un souvenir mélancolique ou qu’elle rappelle au contraire une félicité passée, qu’elle se fasse demeure ou simple station, la Maison des Hollandais est la balise constitutive du cheminement des héros. Elle cause leurs tourments, les empêche parfois de s’accomplir au-dehors d’elle-même, mais subsiste l’instrument de leur édification.
Le mot de la fin
Roman des origines, pour paraphraser Marthe Robert, La Maison des Hollandais évoque avec nostalgie les paradis perdus qu’incarneraient l’enfance et surtout le foyer.
On se prend au jeu de ce récit qui s’attire notre sympathie en exploitant habilement le canevas des contes populaires, à la manière d’une captatio benevolentiae. Néanmoins, un lecteur un peu hâtif se méprendrait en croyant débusquer les clefs de l’œuvre dès les premiers chapitres : c’est sans compter sur la malice de l’auteure qui se joue de nos attentes et lui insuffle subrepticement une toute autre dynamique.
De ce fait, on peut lire le roman d’une façon nouvelle, qui mettrait à l’épreuve notre regard sur le Temps et la dimension du souvenir. Voilà le tour de force d’Ann Patchett : faire émerger une réflexion sur le pouvoir mémoriel et les lieux de notre enfance. La Maison des Hollandais fait alors figure d’Absolu et s’offre au lecteur comme l’expérience d’une certaine forme d’Éternité.
La Maison des Hollandais d’Ann Patchett, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Frappat, éditions Actes Sud, janvier 2021, 320p. 22.50€
1 A. Patchett, La Maison des Hollandais, trad. H. Frappat, Actes Sud, janvier 2021, P33.
2 Ibid., p.11 et 12.
3 Ibid., p.12.
4 Ibid., p.166.
5 S. Jisa, « Habiter les maisons des philosophes », Acta fabula, vol. 13, n° 8, Notes de lecture. Octobre 2012.
6 B. Goetz, Théorie des maisons. L’habitation, la surprise, Verdier, 2011, p.19.
7 A. Patchett, La Maison des Hollandais, trad. H. Frappat, Actes Sud, janvier 2021, p.41.
8 Ibid., p.15.
9 Ibid., p.39.
10 Ibid., p.44.
11 B. Goetz, Théorie des maisons. L’habitation, la surprise, Verdier, 2011, p.40.
12 G. Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l’intime, Lagrasse, Verdier, 2004, p.160.
13 A. Patchett, La Maison des Hollandais, trad. H. Frappat, Actes Sud, janvier 2021, p.15.
14 Ibid., p.10 et 11.
15 M. Bettini, « Mythes de la mémoire. Entre J.P Vernant et la culture romaine », ASDIWAL. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions, 2009, p.59.
16 A. Patchett, La Maison des Hollandais, trad. H. Frappat, Actes Sud, janvier 2021, p.47.
17 B. Goetz, Théorie des maisons. L’habitation, la surprise, Verdier, 2011, p.106.
18 A. Patchett, La Maison des Hollandais, trad. H. Frappat, Actes Sud, janvier 2021, p.299.
19 Ibid., p.297.