Une maison déserte, une fillette atteinte d’un mal étrange et son jumeau qui court appeler à l’aide : voilà le commencement d’Hamnet, le dernier roman de Maggie O’Farrell.
En cette fin du XVIe siècle, se répandent en Angleterre les exhalaisons viciées de la pestilence, qui viennent s’enrouler autour de la famille Shakespeare, prêtes à étouffer leur proie.
« Pauvres fous que nous étions de n’avoir pas prédit cela1 ! », écrivait Mary Shelley dans Le Dernier homme, se désolant de la nescience de ses personnages. Les héros d’Hamnet ne le savent pas encore, mais ils ont déjà basculé de l’autre côté, frappés du sceau de la tragédie. Comment le subtil mouvement dans l’atmosphère aurait-il pu alerter la mère, affairée non loin de là dans son jardin de sorcière ? Comment le père, en affaires à Londres, aurait-il pu pressentir l’urgence de rentrer au foyer ? Comment comprendre que tout est signe et invite à la vigilance ?
Maggie O’Farrell déploie le fil ténu d’une vie, ce faisant qu’elle déroule l’écheveau familial. Roman du scandale absolu, celui de la mort d’un enfant, Hamnet raconte avec une grande sensibilité la tentative de s’arracher à l’anéantissement de la mort, mais aussi l’amour vivace qui étreint un frère et une sœur, un mari et son épouse, des parents et leurs enfants.
Car si l’auteure raccroche le portrait d’Hamnet dans la galerie de l’Histoire et ravive ainsi le souvenir d’un enfant qui en était le grand absent, elle remonte également à l’origine des Shakespeare et du génie créateur, à la source de toute histoire : l’amour.
L’avis de La Fille Karamazov
Hamnet est le roman de la crainte d’un effondrement dont on n’a pas saisi les prémices et de la lutte qui s’ensuit pour s’extraire de sa macabre sidération.
Bien avant que ne commence à s’écrire l’histoire des jumeaux Shakespeare, l’implacable mécanique de la tragédie se met en branle, broyant irrémédiablement entre ses mâchoires les protagonistes du roman. Maggie O’Farrell exhibe les rouages de cette « machine infernale » qui précipite chacun vers la catastrophe et contre laquelle on ne peut résister, une fois pris dans ses engrenages.
« C’en est fini, murmure Caterina2 » comme un écho au « C’en est fait3 » racinien, lorsque se conclut le mariage entre sa sœur Agnes et William Shakespeare. Entre ces deux-là, tout semble joué d’avance au moment de leur rencontre : le premier baiser, le mariage, les enfants. Deux, plus précisément : « Agnes […] sait depuis toujours combien d’enfants elle aura. C’est un présage : deux enfants se trouveront à son chevet sur son lit de mort4. ».
Pourtant, la menace plane sur le bonheur familial. Quand Agnes, alors mère de Susanna, met au monde les jumeaux Hamnet et Judith, elle sait déjà que la mort rôde autour d’eux, son odeur de putréfaction l’ayant accompagnée tout au long de sa grossesse. La naissance périlleuse de Judith ne fait que confirmer ses craintes funestes et lui laisse entrevoir le pire pour la dernière née de la fratrie : « Quand le bébé émerge, il devient aussitôt évident que la mort que toutes redoutaient n’était pas celle d’Agnes, finalement. Le bébé est gris, le cordon serré autour de son cou. […] C’est une fille, moitié moins grosse que le premier enfant, et de laquelle ne provient pas un bruit. […] Alors […](l’)enfant qu’Agnes tient dans ses bras, la fille, hurle, les bras raides de colère, son corps miniature virant au rose à mesure qu’elle respire l’air. Deux bébés, donc, et non pas un. Voilà les pensées qui habitent Agnes … […] L’image de ces deux silhouettes au pied de son lit de mort est restée gravée dans son esprit avec une pureté glaciale. Il est probable, plus que probable, que cette vision se réalise, sait maintenant Agnes, que l’un de ses enfants meure – car, oui, les enfants meurent souvent. Seulement, elle ne le permettra pas. […] Elle insufflera à cet enfant, à ces enfants, le plus de vie possible, s’interposera entre eux et la porte qui mène au-dehors, restera campée là, toutes dents dehors, et bloquera le passage. […] Repoussera, combattra, défera ce présage qui lui a dit qu’elle n’aurait que deux enfants5. »
Les enfants survivront, Judith et Hamnet grandiront, quant à Agnes, elle fera fi de la menace, préférant le réconfort d’une cécité provisoire à l’éblouissement d’une perpétuelle lucidité. Mais le Destin est un grand joueur. Il prend souvent des chemins de traverse pour atteindre sa cible et n’abat ses cartes qu’au dernier moment, une fois ses adversaires pris au piège. Alors, dans un ultime ravissement, il révèle la beauté de ses manœuvres retorses. De l’autre côté du globe donc, c’est un curieux concours de circonstances qui fait se croiser un singe infectieux, un mousse naïf et un insouciant souffleur de verre. Ne nous y trompons pas, il n’y a là aucune contingence : la tragédie doit advenir et le mal se répandre jusque dans le petit village anglais de Stratford-upon-Avon.
Faut-il le rappeler, la peste est l’instrument du tragique par excellence, et ce, depuis l’Antiquité. Épidémie qui frappe les Achéens en réponse à l’inconduite d’Agamemnon, fléau qui accable le royaume d’Oreste, responsable malgré lui des sacrilèges de son père, affliction qui éprouve la cité de Thèbes à la mort du roi Laïos … Chaque fois, la peste se présente comme le symptôme visible d’un mal profond – entêtement, injustice, hérésie, inceste … – qui touche la société et comme l’expression d’un châtiment divin venant rétablir un ordre bouleversé. Si le dogme a changé, la question du sacré demeure sous-jacente pour les protagonistes d’Hamnet, qui évoluent au sein d’une société cherchant encore à concilier soin des malades et respect de l’ire divine. « Concluons donc », comme l’écrivait Ambroise Paré peu avant les évènements romancés par Magie O’Farrell, « que la peste et autres maladies dangereuses sont témoignages de la fureur divine pour les péchés, idolâtries et superstitions, qui règnent en la terre […] Nulle de ses créatures ne peut en éviter la fureur épouvantable6 … ».
L’emballement tragique du récit est savamment orchestré par un bouleversement de la traditionnelle chronologie, Maggie O’Farrell alternant les chapitres entre le passé – la mythologie, presque – du couple Shakespeare et le présent de leurs enfants, comme pour souligner leur fatale collusion. Impuissant, le lecteur assiste au glissement effréné des personnages vers l’irrémédiable et se surprend à vouloir leur crier : « Arrête ! Regarde ! », comme le ferait un spectateur oublieux de l’illusion dramatique, avec le vain espoir d’interrompre le cours du destin.
Car il est bien question d’être attentif aux traces de l’invisible et de son surgissement. Tout est déjà écrit pour qui saurait le voir : tout est symbole ténu, avertissement subtil dont l’équivocité rend l’interprétation d’autant plus difficile. Le quotidien des personnages est marqué par l’irruption de ces signes qui, tels des cairns, jalonnent le cours de la tragédie familiale. Le monde du roman devient un théâtre miniature au sein duquel les protagonistes vont de connaissance en nescience, mal-interprétant ou au contraire sur-interprétant ces manifestations de l’invisible, se fiant, qui à son savoir, qui à ses passions pour avancer dans les ténèbres de l’existence.
La première rencontre entre William et Agnes est une parfaite illustration de la cécité, subie ou choisie, des personnages. Pensant voir un jeune homme sortir des bois, William va de méprise en égarement quand il imagine s’adresser à une simple servante alors qu’il s’agit d’Agnes, l’aînée de la fratrie. Pourtant précepteur de ses frères, c’est-à-dire incarnant celui qui sait et doit savoir, William se laisse abuser par ses sens comme par ses préjugés. Il peine à déchiffrer celle qui se présente à lui, car d’elle, se dégagent des signaux contradictoires qui le désorientent : « Tout dans cette fille est troublant : impossible de deviner son âge, tout comme sa place au sein de la maison. Peut-être est-elle légèrement plus âgée que lui. Ses habits sont sales et grossiers comme ceux d’une servante, mais son parler est celui d’une dame. Avec son port altier, la jeune femme mesure presque la même taille que lui, et ses cheveux sont du même brun foncé que les siens. Elle soutient son regard comme le ferait un homme, mais cette silhouette et ces courbes qui remplissent son gilet de cuir sont bien féminines7. ».
Cette problématique du signe et de son délicat – si ce n’est impossible – déchiffrement se retrouve portée par des protagonistes féminins qu’elle traverse de part en part et auxquels Maggie O’Farrell adresse une ode surprenante. Avec les personnages d’Agnes et de sa mère Rowan, le lecteur découvre en Hamnet une vibrante écriture du féminin sacré et une célébration du pouvoir des femmes.
« Le mythe est une parole8 ». Or, c’est bien la parole d’une foule anonyme et compacte qui rapporte, sur le mode du conte ou de la légende, les origines d’Agnes et de Rowan, entourant l’une et l’autre d’une aura de magie et de mystère : « Il se racontait autrefois, dans la région, l’histoire d’une fille qui vivait à la lisière de la forêt. Les uns les autres, les gens se passaient ces mots, Avez-vous déjà entendu parler de cette fille qui vit à la lisière de la forêt ? tandis qu’ils se réunissaient autour du feu, le soir9 … ». Plus tard, c’est encore le « on dit » grégaire de l’opinion, repris aveuglément par le précepteur, qui esquisse un portrait peu flatteur d’Agnes : « On dit d’elle qu’elle est étrange, hors norme, dérangée, peut-être même folle. Le précepteur a ouï dire qu’on la voyait errer sur les chemins et dans la forêt, seule, pour cueillir des plantes dont elle tire d’inquiétantes potions. Et gare à celui qui croiserait son chemin10 … ». En réalité, Agnes n’a rien d’une créature repoussante mais son apparition subite à la lisière du bois et la séduction qui se dégage d’elle témoignent de sa filiation avec d’autres enchanteresses, Circé en tête : « Sur son poing tendu se tient un oiseau châtain, sa poitrine blanche comme la crème, ses ailes tachetées de noir. Perché là, voûté, soumis, son corps se balance au rythme des mouvements de son compagnon, de son maître. Le précepteur suppose que cette personne, ce jeune dresseur de faucons, doit travailler comme aide à la ferme. Mais c’est alors qu’il remarque la longue tresse posée sur une épaule, tombant plus bas que la taille11 … ». Partant, comment ne pas penser à la déesse aux beaux cheveux, dont le prénom, Kirké, signifie « oiseau de proie » ?
Devenant objets du discours, Agnes et sa mère prennent peu à peu l’épaisseur des monstres littéraires. Ce sont, en un mot, des sorcières : « Le précepteur ne l’a jamais vue, mais l’imagine mi-bête, mi-femme : une créature aux sourcils touffus, boiteuse, à la chevelure striée de gris, aux habits couverts de boue et de feuilles séchées. La progéniture de feu la sorcière de la forêt. Qui va en claudicant et en parlant toute seule, une main dans sa besace à la recherche de ses fioles et amulettes. […] Pour rien au monde le précepteur ne voudrait croiser cette fille aînée.12 ». Or, c’est la société tout entière qui se donne à voir dans les mythes, et celui de la sorcière n’y fait pas exception. Qu’est-ce au fond, une sorcière, si ce n’est une femme libre ? Au-delà de leur savoir ancestral, Rowan et Agnes tirent leur puissance de leur affranchissement aux règles. L’une et l’autre choisissent d’embrasser et de préserver cette part intuitive de leur être, que d’aucuns qualifieraient de sauvage. Leur expérience de la nature se fait organique, comme si cette dernière n’était qu’un prolongement de leur corps. Pieds nus, cheveux au vent, elles arpentent la forêt pour s’imprégner de sa force et de son énergie. Elles refusent de soumettre leur corps, de le dissimuler derrière des coiffes ou des voiles et sont à l’écoute de leurs désirs qu’elles assouvissent en choisissant elle-même leur amant. Elles rejettent l’aliénation des corvées domestiques, préférant tirer la vie d’un étrange lopin de terre, où poussent des herbes folles et autres plantes singulières. Elles se passent de l’approbation de leur communauté, qu’elles observent de loin, et se protègent farouchement contre toute fusion qui signerait leur anéantissement total. Elles se soustraient, enfin, à toute lecture genrée ou sociétale qu’on ferait d’elles et qui limiterait définitivement leurs potentialités, en les assujettissant à une effigie plutôt qu’une autre. Plus qu’une confusion des genres, la méprise initiale de William au sujet d’Agnes témoigne de la force de la jeune femme qui se conçoit avant tout comme un esprit libre. Homme ou femme ? Servante ou Dame ? L’un et l’autre, et bien plus encore.
Incarnations d’un art perdu qui se perfectionnait toute une vie, au contact d’un monde primitif, et qui se transmettait de mère en fille ou de voisine en voisine ; Rowan et Agnes s’engagent dans une lutte pour la préservation de leur identité mais également de leur liberté. Le roman montre en creux le tournant historique au cours duquel le savoir basé sur une profonde connaissance de soi, de la nature environnante et des coutumes séculaires, s’est peu à peu effacé devant l’ascension irrésistible de la connaissance scientifique. Il joue de l’opposition entre un monde rural, inscrit dans un rapport direct, immédiat avec la nature, et un monde urbain qui rejette cette filiation ; tout en rendant compte de l’avènement d’un monopole masculin sur le savoir officiel – notamment la médecine – : « C’est à cet instant qu’ Hamnet se rend compte, doté de cette acuité propre à l’enfant qui se prépare à devenir homme, que ce monsieur n’aime pas sa mère. Qu’il la méprise. Cette femme vend des remèdes, fabrique ses propres médicaments, prélève des feuilles, des pétales, de l’écorce, des jus, saurait comment aider les gens. Ce monsieur, comprend-il tout-à-coup, aimerait la voir tomber malade. Sa mère lui vole ses patients, son travail, son argent.13 ».
Le roman célèbre ainsi, pour reprendre l’expression de Mona Chollet, des personnages de la « lisière14 » qui se trouvent au point de jonction entre des univers bicéphales : la science et la magie, le village et l’étendue sauvage, la vie et la mort. Hamnet fait en ce sens figure de passeur, lui qui, sans le savoir, amorce la transition entre ce qui n’est plus et le monde des vivants. « Un petit garçon descend l’escalier 15. ». Tel un avertissement, l’incipit du roman souligne déjà la déclivité de sa trajectoire. Sa traversée solitaire de la maison puis de l’atelier familial dessinent la carte d’une marche vers l’immobilité : plus qu’une possibilité qu’il porte en lui-même, l’enfant fait de sa mort un proche accomplissement. Cette personnalité du seuil est par ailleurs soulignée par sa propension à « s’égarer », à faire un pas de côté en dehors de l’ici et maintenant, pour chavirer dans un monde étranger à la réalité : « Le petit garçon a tendance à glisser en dehors des frontières de la réalité, du monde tangible. Son corps est assis quelque part, mais dans sa tête il est un autre, il est ailleurs, dans un endroit connu seulement de lui. […] De la même manière, à cet instant, […] Hamnet a oublié ce qu’il était venu faire ici. Hamnet connaît un basculement passager16 … ».
Comme on le ferait d’un décor de théâtre, Maggie O’Farrell décrit les lieux du roman avec minutie, usant de l’accumulation pour souligner les paradoxes d’un monde où la plénitude bascule subitement dans la vacuité : « D’où il se trouve, il voit que l’atelier, à sa droite, est désert, les tabourets des établis sont vides, les outils sont immobiles, une corbeille contenant une paire de gants esseulés, comme des empreintes de mains, laissée là, en évidence. […] La salle à manger, à sa gauche, déserte elle aussi. Une pile de serviettes est posée sur la longue table, une bougie éteinte, un tas de plumes. Rien d’autre17. ». Hamnet évolue au sein d’un espace semblable à une scène vidée de ses acteurs, mais qui porte encore en elle les traces de leur passage. La solitude de l’enfant se trouve exacerbée par la profusion d’objets ayant porté la vie, accompagné un mouvement, mais n’en étant plus que des vestiges : « Des peaux sont accrochées sur un rail. L’œil d’Hamnet est suffisamment exercé pour reconnaître le pelage rouille tacheté d’un cerf, la délicatesse et la souplesse d’un cuir de chevreau, les fourrures plus petites d’écureuil, les poils épais et piquants du sanglier. Tandis qu’il s’en approche, les peaux frémissent, se balancent sur leurs crochets, comme encore animées par un soupçon de vie, juste un soupçon, juste de quoi leur permettre de l’avoir entendu approcher 18 . ».
Dès lors, cheminer avec Hamnet, c’est à la fois s’attendrir devant la douceur d’un enfant prêt à tout pour sauver sa sœur et écouter le persiflage incessant qui accompagne toute existence humaine, la mort s’annonçant partout où l’enfant passe. « Il n’y a personne ici 19 » résonne avec aigreur lorsqu’on pense à ce qui attend les personnages. Insidieusement, la camarde se glisse parmi les vivants ou plutôt rappelle qu’elle est à leurs côtés depuis toujours. Elle se théâtralise, succombe à l’éclat du cérémonial et se donne littéralement en spectacle. Les scènes évoquant la préparation du défunt et sa mise en bière continuent de filer le thème de l’absence-présence d’Hamnet qui occupera désormais un espace symbolique, entre les époux notamment. Un corps pour un autre, une vie pour une autre, Hamnet pour Judith, Shakespeare pour Hamnet … Le fantasme de l’échange des corps comme le thème de la gémellité traduisent la porosité des individualités, les uns terminant ce que d’autres ont commencé, et rappellent ainsi que « (le) monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles20. » ?
De rencontres manquées en prodromes inaperçus, Maggie O’Farrell raconte avec brio le basculement dans une tragédie qui déploie ses tentacules dans toutes les directions, impactant radicalement les personnages dans leur sphère sociale, familiale, amoureuse mais aussi et surtout identitaire. La mort semble en cela frapper plus durement Agnes qui, dans un délitement total de son être, fait simultanément l’expérience du deuil parental et du deuil de soi. Sa force protectrice n’était qu’illusoire et ce sont toutes les facettes de sa personnalité qui se retrouvent questionnées, puisque celle que tout désigne comme une sibylle, capable de voir et de comprendre les manifestations de l’invisible, n’a pas su empêcher le pire d’advenir. La totalité de son être est pris en défaut : la mère, qui n’a pas pu protéger son enfant ; la guérisseuse, qui n’a pas su trouver le remède idéal ; la sorcière, qui n’a pas voulu interpréter les signes. Agnes perd son point d’ancrage, la stupeur s’abat sur elle et le silence devient son tombeau. L’agonie infantile trouve son pendant dans l’évocation métaphorique de l’agonie maternelle et l’enlisement de la conscience d’Agnes se substitue à l’immobilité cadavérique : « Agnes n’est plus la femme qu’elle était. Elle a changé, radicalement. Elle conserve le souvenir d’une personne qui avait confiance en la vie, en ce qu’elle lui réservait ; elle avait alors ses enfants, son mari, sa maison. Elle possédait la faculté de lire dans l’âme des gens, de voir ce que le sort leur réservait. Elle savait comment les aider. Ses pieds foulaient la terre avec grâce et assurance. Cette personne lui est désormais étrangère. Agnes a dérivé, ne reconnaît plus sa vie. N’a plus d’ancrages, plus de repères. Elle est devenue une femme qui éclate en sanglots lorsqu’elle ne trouve pas un soulier, qui laisse trop longtemps la soupe sur le feu, trébuche sur une marmite. Des choses absurdes la perturbent. Agnes a perdu toute certitude. […] Elle ne répond plus aux visiteurs qui frappent le soir ou au petit matin. Lorsque les gens l’arrêtent dans la rue pour lui poser une question sur des douleurs, des gencives enflées, une perte d’audition, des jambes qui démangent, un mal de cœur, de la toux, elle secoue la tête et passe son chemin. Les plantes de son petit jardin deviennent grises et se dessèchent, faute d’arrosage. Les pots et les bocaux se couvrent d’une couche de poussière pâle21. ».
En saisissant la mort de l’enfant comme objet littéraire, Maggie O’Farrell fait de l’écriture de l’émotion et de la compassion le véritable sujet de son roman. Hamnet rend audible l’expression de la souffrance parentale et en réverbère les vibrations jusqu’au lecteur. Il pénètre la douleur de ceux qui demeurent immobiles ou désirent le rester, quand le monde autour d’eux poursuit sa course. Il tisse le linceul d’une famille, qui se voulait autrefois unie mais qui doit à présent lutter contre l’éclatement et le tiraillement entre deux forces contraires, la pulsion de vie et la tentation de la mort. Les êtres se délitent, le couple se disjoint et les enfants cherchent le moyen de survivre à l’absence d’un frère rendu intensément prégnant par l’imaginaire. Le bouleversement chronologique déjà évoqué figure alors le flot de douleur qui emporte les personnages et floute leur perception du temps : le récit ne donne pas à voir l’ordonnancement des vies, de leur point de départ jusqu’à leur aboutissement ultime, mais la superposition des évènements qui concourent à leur seconde naissance, celle de « l’après ». Hier se confond en aujourd’hui, aujourd’hui fuit en hier et toute écriture d’un demain semble compromise.
« Shall we in that great night rejoice22 ? », s’interrogeait Yeats. Si la nuit infinie conserve bien des attraits, il n’y aura cependant pas d’abdication devant la mort. Certes, Maggie O’Farrell explore la désorientation des survivants mais elle magnifie aussi et surtout la puissance de l’amour comme moteur dramatique. L’amour, comme premier et dernier mot puisque c’est d’abord la magie amoureuse d’Agnes, plus que sa magie ancestrale, qui affranchit William du déshonneur familial et de la violence paternelle, le conduisant à embrasser la destinée entraperçue au contact de sa main « composé(e) d’épaisseurs et de strates, comme un paysage […] (d’) espaces, (de) recoins béants, (de) zones denses, (de) grottes souterraines, (de) montées et (de) pentes. Le contact avait été trop court pour tout cerner – ce qu’elle percevait était trop vaste, trop complexe. Lui échappait en grande partie. Il y avait là plus qu’elle ne pouvait saisir, que ce qui était en train de se produire les dépassait, elle comme lui23. ».
L’amour encore, comme dynamique, capable de métamorphoser des personnages pétrifiés et de les jeter dans l’action pour s’affranchir de la tragédie, quand bien même le pire s’est produit. Le roman souligne ainsi l’immensité d’un sentiment qui, en dépit des circonstances, n’est jamais finissant mais toujours devant soi, car il n’existe pas de cimetière de l’amour, l’absence de l’être aimé ne marquant pas la halte du cœur.
William, devenu Shakespeare, revêt alors ses habits de précepteur une dernière fois et fait de sa pièce, Hamlet, une ultime leçon – d’amour, justement. À travers son théâtre, il amorce un travail de médiation entre la vie et la mort, l’absence et la présence et dépasse le traumatisme tout en lui offrant un espace – littéraire comme scénique – d’expression. La scène finale au cours de laquelle Agnes assiste à la représentation d’Hamlet se lit comme un dialogue avec le défunt qui, dans une forme de filiation inversée, favorise la renaissance de la mère. L’espace scénique permet la représentation spatiale du tourment des personnages, comme si leur mise en mots et en gestes le faisait sortir d’eux-mêmes. Dans un ultime sursaut de la volonté, Agnes quitte l’hébètement dans lequel elle était plongée pour ne plus subir sa douleur mais la saisir, mieux la comprendre et la porter désormais avec elle.
Tel un spectre qui, une fois traversé par les premières lueurs de l’aube, perdrait sa puissance de sidération et regagnerait l’ombre qui l’a enfanté, la pièce imaginée par William Shakespeare se présente comme une stratégie de deuil visant à exhiber l’aléatoire de l’existence humaine pour en dépasser l’impuissance et l’injustice, et ainsi apprendre à vivre avec et malgré l’absence. Convenons, avec Louis Marin, que la représentation est l’acte de « porter en présence un objet absent, le porter en présence comme absent, maîtriser sa perte, sa mort par et dans sa représentation et, du même coup, dominer le déplaisir ou l’angoisse de son absence dans le plaisir d’une présence qui en tient lieu24 … ». La mort ne concerne donc plus seulement l’enfant chéri, mais elle s’adresse aussi directement au spectateur, chez qui elle trouve un écho. Plus qu’une expression cathartique de la douleur parentale, la pièce et sa représentation théâtrale figurent concrètement le lieu où se rejoignent mémoire individuelle et mémoire collective ; le père, la mère, comme l’assemblée des hommes y trouvant non seulement la consolation de leurs maux mais aussi la direction à suivre pour composer avec cette dialectique du pire et du meilleur, inhérente à l’existence humaine.
Le mot de la fin
Écriture assumée de l’émotion, Hamnet est l’expression multiple de l’amour dans ses cris, ses murmures mais aussi ses silences. En renvoyant l’image des bonheurs et des tourments de l’existence, le roman touche à la fable universelle et montre la voie d’un cheminement vers soi et les autres, grâce à la magie du sentiment amoureux ; ce faisant qu’il nous invite à repenser notre rapport aux signes et au sacré.
À bien des égards, Maggie O’Farrell rend hommage à l’illustre Shakespeare. Elle tend notamment au lecteur un miroir dans lequel se reflètent tous les traits de son irrégulière humanité. Passions, désirs, contradictions et peurs viscérales sont offerts à notre regard qui puise dans le mensonge de l’illusion romanesque une vérité générale nous rappelant le prix de vivre et d’aimer.
C’est une fois encore la création littéraire qui extirpe personnages comme lecteur de l’abîme, car le recours à l’écriture reconnaît la puissance de la mort, lui octroie sa juste place, tout en la déjouant au sein d’un monde de signes construit et maîtrisé. Par son récit, Maggie O’Farrell dépasse la tragédie familiale et redonne toute sa vigueur à l’agir humain, nous permettant alors de triompher du Néant.
« La nuit n’est jamais complète.
Il y a toujours, puisque je le dis,
Puisque je l’affirme,
Au bout du chagrin
Une fenêtre ouverte, une fenêtre éclairée. »
P. Éluard, (1951), « Et un sourire », extrait du recueil Le Phénix in Derniers poèmes d’amour, Seghers, Collection Poésie d’abord, 2013.
Hamnet de Maggie O’Farrell, trad. Sarah Tardy, éditions Belfond, avril 2021, 368p. 22,50€.
1 M. Shelley, (1826), Le dernier homme, trad. P. Couturiau, Gallimard, 2021.
2 M. O’Farrell, Hamnet, trad. S. Tardy, Belfond, 2021, p.113.
3 J. Racine, (1669), Britannicus, II, 2.
4 M. O’Farrell, Hamnet, trad. S. Tardy, Belfond, 2021, p.185.
5 M. O’Farrell, Hamnet, trad. S. Tardy, Belfond, 2021, p.236-239.
6 A. Paré, « Causes divines de la peste », Traité de la peste, de la petite vérole et rougeole, avec une brève description de la lèpre, Gabriel Buon, 1580, p.7.
7 M. O’Farrell, Hamnet, trad. S. Tardy, Belfond, 2021, p.49.
8 R. Barthes, Mythologies, Seuil, 1957, p.215.
9 M. O’Farrell, Hamnet, trad. S. Tardy, Belfond, 2021, p.55.
10Ibid., p.48.
11 Ibid., p.44.
12 Ibid., p.48.
13 Ibid., p.154.
14 « Il existe une racine commune entre le mot allemand Hexe (“sorcière”) et les mots anglais hag (synonyme de crone : “vieille peau”) et hedge (“haie” et, par extension, “lisière”, “limite”). Hag n’avait à l’origine pas de sens péjoratif : il désignait la “femme sage qui se tenait à la lisière – à la frontière entre le village et l’étendue sauvage, entre le monde humain et le monde spirituel”...», M. Chollet, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, Zones, 2018, p. 157.
15 M. O’Farrell, Hamnet, trad. S. Tardy, Belfond, 2021, p.15.
16 Ibid., p.18-19.
17 Ibid., p.16.
18 Ibid., p.19.
19 Ibid., p.15.
20 W. Shakespeare, (1599), Comme il vous plaira, trad. P. Collin, II, 7, éditions Théâtrales, 2010, p.49.
21 M. O’Farrell, Hamnet, trad. S. Tardy, Belfond, 2021, p.293-294.
22 W. B. Yeats. « The Man and the Echo », The Variorum Edition of the Poems, eds. Peter Allt et Russell K. Alspach, Macmillan, 1957, p.632.
23 M. O’Farrell, Hamnet, trad. S. Tardy, Belfond, 2021, p.91.
24 L. Marin, « Représentation et simulacre », in Critique, juin-juillet 1978, n° 373-374, p.535-536.