Cassandre, Les prémisses et le récit accouche les esprits d’une vérité refoulée pour dévoiler le drame de la condition humaine, celui de la folie guerrière.
Composée de récits1 de voyage, d’un journal de travail2, de réflexions3 diverses et d’un récit fictif4, cette œuvre singulière constitue un cycle de conférences de poétique donné par Christa Wolf en 1982, à l’université de Francfort-sur-le-Main. L’auteure y cherche la présence obsédante de Cassandre, ses « signes » et par la même, sa sémiologie, dans le réel comme dans ses méditations littéraires.
S’inspirant de la tragédie d’Eschyle mais aussi plus largement de tout un folklore antique, sa dernière conférence, le récit, propose une réécriture moderne du mythe de Cassandre. Troie n’existe plus que dans le souvenir de ceux qui l’ont connue. Les Grecs ont méticuleusement détruit la cité, pillé le palais, brûlé les temples. L’empire de Priam est tombé et, avec lui, c’est toute la civilisation troyenne qui semble perdue. Les guerriers sont morts lors de l’assaut final, les vieillards ont été assassinés, et les enfants, précipités du haut des murailles… Seules quelques survivantes ont échappé au massacre et attestent encore de la lointaine existence d’Ilion. Devenue la prise de guerre d’Agamemnon, Cassandre fait partie de ces femmes réifiées, ravalées au rang d’esclaves, contraintes de quitter les ruines fumantes de leur ancienne cité pour être exhibées comme des trophées, par-delà les mers. Le récit s’ouvre sur son entrée dans Mycènes. Après plus de dix ans d’absence, le roi y fait une arrivée éclatante. La pourpre du tapis qu’il foule, les curieux qui l’encerclent, donnent au vainqueur l’illusion d’un accueil triomphal, mais rien de tout cela n’éblouit Cassandre. Derrière la porte aux Lionnes, la prophétesse sait ce qui l’attend : elle va au-devant de sa propre mort. Aussi, avant de franchir définitivement le seuil de sa vie, la Troyenne se remémore les évènements qui l’ont conduite jusqu’à cet instant, faisant ainsi la lumière sur son destin.
Ce que La Fille Karamazov en a pensé
Cassandre, Les prémisses et le récit s’appréhende comme une véritable expérimentation littéraire. Le lecteur en est averti, dès la préface, par une insolente revendication de l’auteure : « […] mais autant vous le dire tout de suite : je n’ai pas de poétique à vous proposer5.» Christa Wolf assure n’obéir à aucune règle, n’avoir aucune conception déterminée, préconçue, de ce que doit être la littérature en général ni son œuvre en particulier. En diversifiant et en multipliant les formes proposées (récits de voyage, journal de travail, lettre, réflexions, récit fictif…) l’auteure offre une réflexion esthétique sur la création littéraire et, plus particulièrement, sur la liberté artistique. Ce faisant, elle rédige son propre manifeste : sous le regard du lecteur, elle fait la démonstration d’une œuvre tentaculaire dont le sens ne se dévoilerait pas d’un bloc, à la suite de l’enchaînement des conférences, mais se construirait au gré des allées et venues entre celles-ci. Si les Prémisses préfigurent et éclairent le lecteur sur les conditions de création du récit, il serait trompeur de croire qu’il n’existe qu’un seul « sens de lecture », chaque partie se faisant l’écho de l’autre. À la manière de Christa Wolf cherchant l’empreinte de Cassandre, le lecteur débusque les signifiés au cours de son « voyage littéraire » et les assemble, après plusieurs va-et-vient : « […] le tissu que je vais à présent dérouler devant vous présente des imperfections, on ne peut l’embrasser d’un seul coup d’œil, certains de ses motifs ne sont pas achevés, certains de ses fils sont emmêlés. Il y a des endroits dans la trame qui font comme des corps étrangers, de répétitions, d’un matériau qui n’est pas travaillé jusqu’au bout.6»
Cette quête expérimentale se retrouve dans la forme même du récit, qui sera la cible de notre attention. S’inscrivant dans la continuité de la tragédie antique, Christa Wolf fait d’abord entendre une voix anonyme, semblable au chœur ancestral, mais très vite, ce dernier s’efface derrière les propos, à la première personne, de Cassandre elle-même. Semblable à un coquillage, la structure du récit s’enroule dès lors autour d’une succession de souvenirs, de pensées mais aussi de rêves. La narration, quoique ininterrompue, n’est pas linéaire mais concentrique. Les époques se superposent, les souvenirs du passé se heurtant à l’expérience immédiate de la princesse. Les personnages s’entremêlent, leur destinée formant une constellation éclairant le sort de Cassandre.
C’est ici que la dernière conférence s’illustre par sa modernité : imprégné des apports de la psychanalyse Freudienne, le récit propose une sorte de voyage intérieur au sein d’une Cassandre pratiquant son auto-analyse. L’héroïne remonte ainsi vers « l’originaire », « l’élémentaire » par le biais d’un incessant flot de paroles. Le matériau onirique, qui occupe une place prégnante dans l’œuvre de Christa Wolf, devient un vecteur privilégié de l’expression personnelle de Cassandre. Se faisant parfois entrelacs de songes nocturnes et de rêves éveillés, le récit brouille les frontières de la fiction, le lecteur – comme l’héroïne – ne distinguant pas toujours très bien si le rêve a précédé et présagé les évènements ou si, à l’inverse, ces derniers ont alimenté une source ultérieure de fantasmes. Le monologue intérieur, en tant qu’expression d’un mal-être et recherche de ses origines, s’apparente à un discours thérapeutique : « Je fais l’épreuve de la douleur. Comme le médecin qui pique un membre pour vérifier s’il est mort, je pique ma mémoire.7» Le spectre de la douleur est large et semble infini : souffrance traumatique causée par l’expérience de la guerre, souffrance morale liée à la culpabilité, souffrance familiale et amoureuse, mais aussi politique et religieuse…
Car Cassandre n’est plus une héroïne tragique. Point de gesticulations dans l’œuvre de Christa Wolf, point de négociation avec le Destin. La Troyenne accepte et embrasse son sort, dès ses premiers mots : « Avec ce récit, je descends dans la mort. C’est ici que je finis, défaillante, et rien, rien de ce que j’aurais pu faire ou ne pas faire, pu vouloir ou penser, ne m’aurait conduite vers un autre destin.8» Cassandre ne lutte pas : elle ne tentera ni de fuir, ni d’implorer Clytemnestre dont elle connait déjà les noirs desseins. Dans cette réécriture du mythe antique, il n’y a aucune transcendance divine salvatrice ni consolatrice, les dieux ayant abandonné les hommes : « Plus profondément que par toute émotion, et même que par ma peur, je suis imprégnée, corrodée, empoisonnée par l’indifférence des dieux vis-à-vis de nous autres humains. […] Où que se dirigent mon regard ou ma pensée, nul dieu, nulle sentence, rien que moi.9» À plusieurs siècles de distance, les propos de Cassandre font écho au « Mont des Oliviers » d’Alfred de Vigny. Silencieux, les dieux méprisants qui jouent avec les hommes. Silencieux, les hommes qui n’adressent plus leurs suppliques aux divinités, dont la froideur présage déjà la disparition : « Avortée, la tentative d’opposer notre petite chaleur à leur froideur glaciale. C’est en vain que nous tentons de nous soustraire à leurs violences, je le sais depuis longtemps.10»
Sous la plume de Christa Wolf, la Priamide est moins une prophétesse illuminée d’un savoir divin, qu’une femme à l’acuité critique. Loin d’être originellement omnisciente, elle construit le sens de sa destinée au fil de sa réflexion. Récit de bataille, la dernière conférence met en scène le combat intérieur d’une héroïne entrevoyant la vérité mais peinant à l’admettre : « Là, quelque chose me mettait en garde, c’était la peur secrète de jeter un regard à l’intérieur de notre monde sans y être préparée. Je préférais souffrir mais rester là où je me trouvais11. »
Pour l’auteure, l’histoire de la chute de Troie est celle d’une civilisation qui, n’ayant pas voulu voir son déclin, s’est précipitée dans l’abîme. La cité est tombée, dès l’instant où la famille royale a accepté de vivre dans le mensonge : celui du retour d’Hésione, la sœur du roi, enlevée par les Grecs ; celui du succès des vaisseaux, envoyés établir une alliance commerciale avec l’ennemi ; celui des oracles de commande, prophétisant la victoire en dépit de l’évidente défaite et, enfin, celui de l’enlèvement d’Hélène, dont l’existence même est remise en question. Dissimulée derrière ses voiles, ne faisant qu’une furtive apparition, Hélène n’est plus qu’un ectoplasme, symptôme d’une cité ayant érigé le mensonge en art de vivre. Troie devient désormais la scène d’un vaste théâtre, sur laquelle chacun feint de ne pas comprendre ce qui se joue : « De telle sorte qu’à partir de mots, de gestes, de cérémonies et de silences, naissait une autre Troie, une ville de fantômes dans laquelle nous devions nous installer et nous sentir à l’aise. Étais-je donc la seule à le voir ? […] Qui jouait le rôle de qui ? 12 »
À travers Cassandre, le récit, c’est notre rapport à la vérité qui est mis à l’épreuve. L’aveuglement choisi des personnages conduit à leur anéantissement, tant matériel qu’immatériel. Empruntant l’expression à un concept Freudien, c’est ce que l’auteur nommera ultérieurement « le point aveugle » : « la faiblesse de perception, souvent le refus d’une personne — ou d’un groupe de personnes — de certains segments de la réalité […]. Chacun de nous a un ou plusieurs points aveugles, mécanismes de protection contre des vérités et des connaissances qui, à un certain moment du moins, seraient insoutenables13. »
En vérité, Troie est une étoile morte : elle éblouit, pour un temps encore, ses habitants mais il n’y a plus rien à faire pour la sauver. Bien avant l’assaut final des Grecs, la ville s’est perdue, « imprégnée, corrodée, empoisonnée14 » de l’intérieur. Cette menace s’incarne dans le personnage d’Eumélos auquel Priam, devenu « friable », concède toute autorité. L’homme au visage équin porte en lui les sarments de la guerre et préfigure le funeste cheval « de Troie ». Arrogant, dangereux et avide de pouvoir, il organise la collusion du politique et du religieux. Ce faisant, il entretient la logique de guerre et crée un état totalitaire dans lequel le culte de la personnalité et la propagande œuvrent de concert avec le mensonge d’état et la répression.
Christa Wolf se livre alors à une relecture politique et sociétale du mythe. En montrant essentiellement des figures masculines céder aux sirènes du totalitarisme, l’auteure examine les rapports hommes-femmes et dénonce un renversement des valeurs par le patriarcat. Elle met à jour une folie collective, commune aux assiégés et aux assiégeants, qui se révèlent prêts à tout y compris à renoncer à leurs coutumes, à leurs pratiques politiques ou religieuses, et par conséquent à leur identité propre, pour être désignés vainqueurs. Si les Troyens sont fautifs d’avoir ignoré leurs échecs, les Grecs sont quant à eux coupables d’avoir tu leur intention véritable : contrôler l’Hellespont. Dans une Troie assiégée, les femmes ne sont plus que des prétextes pour guerroyer ou des monnaies marchandes. Ce sont pourtant elles qui, chacune à sa manière, déchiffrent les signes de la ruine à venir et participent à la prise de conscience de Cassandre. Peu à peu rejetées de la polis, elles forment une nouvelle communauté qui s’établit dans les grottes. De là à y voir un clin d’œil à l’allégorie de la caverne, il n’y a qu’un pas.
Émerge alors la problématique de la voix dans l’histoire de la Troyenne. Personnage morcelé, aux multiples intonations, Cassandre essaie de réconcilier, au sein de son discours, la pluralité de ses voix : celle, furieuse, de la prêtresse en transe, semblable à une bête et celle, raisonnée, de la princesse dépourvue de persuasion, de séduction, en clair, de pouvoir. Son propos devient un lieu de collusion mais aussi de sublimation : les grondements de l’une et les vains avertissements de l’autre sont englobés, « digérés » par un troisième et dernier timbre plus à même de faire surgir le vrai, en questionnant le fil des évènements. Si Cassandre rend possible l’émergence d’un discours de vérité, c’est parce qu’elle est un personnage de l’entre-deux, de la frontière. Ni tout à fait rejetée par sa communauté, ni tout à fait intégrée ; ni tout à fait immergée dans son époque, ni tout à fait hors du temps, Cassandre se veut tout à la fois présence et absence.
En se racontant elle-même, Cassandre refuse d’être une « héroïne en tant qu’objet du discours masculin15. » Elle rend non seulement le pouvoir aux captives, mais aussi, plus généralement, à tous ceux que le monopole de l’autorité reconnaît comme faibles et insignifiants. De ce fait, le repli de Cassandre sur elle-même n’est pas synonyme de connaissance autarcique de soi. Au contraire, c’est grâce au « souci de soi », au sens foucaldien d’Epimeleia heautou, que la Troyenne peut porter la parole des « arrière-cours » : « Il y évidemment pour nous quelque chose d’un peu troublant dans ce principe du souci de soi. […] Toutes ces injonctions à s’exalter soi-même, […] à se replier sur soi, à se rendre service à soi-même, sonnent à nos oreilles ou bien comme une sorte de défi et de bravade, une volonté de rupture éthique, une sorte de dandysme moral, l’affirmation-défi d’un stade esthétique individuel indépassable ou encore, elles sonnent à nos oreilles comme l’expression un peu mélancolique et triste d’un repli de l’individu, incapable de faire tenir devant ses yeux, entre ses mains, pour lui-même, une morale collective, celle de la cité par exemple, et qui, devant la dislocation de cette morale collective, n’aurait plus désormais qu’à s’occuper de soi-même. […] Or, dans toute cette pensée antique, […] s’occuper de soi-même a toujours un sens positif, jamais négatif et, paradoxe supplémentaire, de cette injonction de s’occuper de soi-même […] se sont constituées les morales sans doute les plus austères… […] Ces règles austères […] voilà que nous les avons ré-acclimatées, transposées, transférées à l’intérieur d’un contexte qui est celui d’une éthique générale du non-égoïsme, soit sous la forme chrétienne de l’obligation de renoncer à soi, soit sous la forme, disons moderne, d’une obligation vis-à-vis des autres, que ce soit autrui, que ce soit la collectivité, que ce soit la classe, que ce soit la patrie16. » Au-delà donc d’une affirmation personnelle égoïste, Cassandre est l’expression d’une parole testamentaire, inaudible des puissants : celle des minorités, des déchus, des opprimés, des exclus.
Le mot de la fin
À bien des égards, Christa Wolf dessine les contours d’un labyrinthe dans lequel le lecteur consent à errer. Lire Cassandre, Les prémisses et le récit, c’est suivre plusieurs fils mélangés ensemble et souvent accepter de se perdre ou de revenir sur ses pas. C’est également endurer la résistance de certaines conférences qui conservent une part d’opacité. Bien après avoir refermé le livre, Cassandre mature encore dans un coin de notre esprit, et l’on se surprend, comme l’auteure, à voir surgir dans notre quotidien, des pans de l’œuvre qui se découvrent tout à coup, presque par hasard.
Qui s’attendrait à une narration linéaire, serait désorienté par l’aspect protéiforme de l’œuvre, particulièrement par les Prémisses. Qui chercherait une simple réécriture d’Eschyle, serait dérouté par l’enchevêtrement des mythes, l’auteure ne choisissant pas une tradition orale au détriment d’une autre mais faisant coexister ensemble plusieurs sources d’inspiration. Surtout, qui se figurerait parcourir l’histoire d’une princesse troyenne, serait désarçonné par une lecture qui en dit autant, si ce n’est davantage, sur Christa Wolf elle-même, mais bien plus encore, sur notre propre époque. Happé par son propos, le lecteur est témoin de la modernité du livre, tant ses questionnements sont encore d’actualité.
Toile de l’émancipation du mensonge, le récit dénonce l’engrenage de la dissimulation qui mène invariablement à l’oppression des plus faibles et à la guerre. Il y a, certes, des « répétitions17», Christa Wolf le reconnaît bien volontiers, et l’on aimerait voir certains personnages se déployer davantage. Néanmoins, son héroïne nous émeut à la fois par son humanité et sa soif de sincérité. En partant en quête de soi, sa Cassandre perce à jour les rouages d’une illusion collective. Elle se fait alors alchimiste de la vérité.
Cassandre, Les prémisses et le récit de Christa Wolf (1983), éditions Stock, 4 juin 2003, 460 p. 9,75€
1 C. Wolf, (1983), « Première Conférence. Un récit de voyage à propos de l’apparition fortuite d’un personnage et de sa fabrication progressive » et « Deuxième Conférence. Poursuite du récit de voyage sur la recherche d’une trace ». in Cassandre, Les prémisses et le récit, trad. A. Lance et R. Lance-Otterbein, Stock, 2003.
2 Ibid., « Troisième Conférence. Un journal de travail sur la matière dont sont faits les rêves ».
3 Ibid., « Quatrième Conférence. Une lettre sur l’univocité et la pluralité du sens, sur la certitude et l’incertitude, sur de très anciennes conditions et de nouvelles grilles de vision, sur l’objectivité ».
4 Ibid., « Cassandre (le récit) »
5 Ibid., Préface, p.9.
6 Ibid., Préface, p.10.
7 Ibid., « Cassandre (le récit) », p.255.
8 Ibid., p.251.
9 Ibid., p.252.
10 Ibid., p.252.
11 Ibid., p.374.
12 Ibid., p.373 et p.400.
13 C. Wolf, “Réflexion sur le point aveugle », Lire, écrire, vivre. Trad. A. Lance et R. Lance-Otterbein, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 2015, p.152.
14 C. Wolf, (1983), Cassandre, Les prémisses et le récit, trad. A. Lance et R. Lance-Otterbein, Stock, 2003, p.252.
15 Ibid., p.235.
16 M. Foucault, Herméneutique du sujet, Retranscription du cours prononcé au Collège de France le 06.01.1982.
17 C. Wolf. op. cit., p.10.
18 V. Léonard-Roques. « Essai d’approche sociopoétique de la figure de Cassandre. L’exemple du motif des prophéties de l’Antiquité à nos jours. », Sociopoétiques (En ligne), n°1, mis à jour le 22/09/2020.
19 M. Detienne, (1967), Les Maîtres de la Vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Librairie Générale Française, 2006.