« Une vie ! Quelques jours, et puis plus rien ! »
Maupassant, G. (1885). Première partie, chapitre 8. Dans Bel-Ami (P176). Le Livre de Poche, 1999.
Les choses humaines est le roman des vies métastasées, superposées, confrontées et finalement annihilées.
Dans la famille Farel, je demande le père. Jean Farel, soixante-dix ans, est un journaliste politique respecté et respectable – en apparence au moins. Pugnace, il conçoit l’existence comme un ring et n’imagine céder sa place ni son influence sous aucun prétexte. Il mène sa vie professionnelle, amoureuse et familiale d’une main de maître : tout est calculé, soupesé, millimétré pour s’imposer comme un être indispensable.
Dans la famille Farel, je demande la mère. Claire Farel, une essayiste à succès, s’est laissé peu à peu dissoudre dans son mariage. À l’aube de ses quarante ans, une liaison avec un professeur de lettres vient morceler le confort du quotidien et interroger son rapport au monde. David est juif, marié et père de deux filles : Mila et Noa. Il enseigne dans un petit lycée de banlieue et ne connaît rien du monde politico-médiatique de sa maîtresse. Claire comprend vite que le pacte initial conclu avec son époux – jeunesse de l’une contre réseau de l’autre-, s’il est encore respecté, s’est révélé dispendieux. N’attend-on pas des femmes qu’elles se fondent dans leur conjoint, qu’elles soient une oreille attentive, un soutien indéfectible, une amante passionnée…autant de fragments d’un persona construit pour les besoins et la satisfaction d’une société patriarcale ?
Dans la famille Farel, enfin, je demande le fils. Alexandre Farel a tout pour réussir : brillant étudiant à Stanford et futur entrepreneur prometteur, il connaît les codes de son milieu et y évolue, sinon avec grâce, au moins avec détermination. Son chemin est tout tracé : avec l’appui de ses relations, il rencontrera le même succès que ses parents.
Mais qu’advient-il quand le crime fait irruption dans une vie ? Les choses humaines déroule la trajectoire déviée de la famille Farel, après l’inculpation du fils pour le viol de Mila.
Ce que La Fille Karamazov en a pensé
La première partie du livre, « Diffraction », fonctionne à la manière d’une longue scène d’exposition. Les personnages et ce qui les anime y sont tour tour présentés, jusqu’au soir du viol présumé. Les ferments de la tragédie sont déjà présents : l’évanescence de la mère, la violence symbolique du père et l’ennui du fils. Le roman s’inscrit dans un réel daté, circonstancié, faisant précisément allusion à des évènements récents de l’Histoire contemporaine ; la source d’inspiration principale de l’auteur étant l’affaire dite « de Stanford »1.
Karine Tuil veut dire son époque et lui tendre un miroir grossissant. Néanmoins, cette tentation du réel conduit parfois l’intrigue à tomber dans l’écueil de « l’hyper-réalisme ». Tout semble trop « vrai » pour en être encore vraisemblable. La juxtaposition de certaines circonstances a un petit côté « alignement des planètes ». Par exemple, Claire faisait un stage à la Maison Blanche l’année du scandale Monica Lewinsky, dont elle était la collègue.
Cette intrusion du réel, notamment dans la construction des personnages, altère parfois la représentation mentale du lecteur. Dans certains chapitres, les sources d’inspiration de l’auteur prennent le dessus sur ses héros. Qui est Jean Farel, si ce n’est un savant mélange de Jean-Jacques Bourdin et de Michel Drucker ? Qui est Claire Farel, sinon une Claire Underwood diminuée ? Le lecteur se trouve entraîné, malgré lui, dans une perturbante partie de « Qui est-ce ? ». On aurait également apprécié plus de subtilité dans les portraits des personnages, parfois trop stéréotypés : le vieux journaliste parvenu et avide de pouvoir ; ses frères désargentés qu’il utilise comme hommes de main ; son épouse effacée malgré sa médiatisation ; le petit professeur de banlieue et sa femme juive, forcément traditionaliste ; le fils prétentieux qui n’a fréquenté que les meilleures écoles…
Dans la deuxième partie, « Territoire de la violence », le récit s’accélère : au lendemain du viol, on assiste à la mise en examen d’Alexandre et à la perquisition du domicile de ses parents. Le procès, quant à lui, est relaté dans une troisième et dernière partie, « Rapports humains ».
Avec ces deux sections, Les choses humaines se présente comme une chronique de la domination masculine. En cela, il s’inscrit dans la continuité de ≠MeToo, auquel il fait d’ailleurs explicitement référence. Karine Tuil déploie de nombreux personnages féminins qui se révèlent être les multiples facettes d’un même miroir. Claire, Mila, Françoise, Yasmina, Quitterie… finissent par se rejoindre et s’entremêler, de sorte que le passé de l’une épouse le présent de l’autre, ou ébauche l’avenir d’une troisième. Tout se passe comme s’il n’y avait finalement qu’une seule femme, LA femme, dont on pourrait résumer l’existence à cela : s’approcher du pouvoir – amoureux, sexuel, politique, social … – puis en être privée par un homme.
Cependant, le roman ne parvient pas à se défaire d’une focale patriarcale. Progressivement, les personnages féminins deviennent les satellites des héros masculins, et finissent peu à peu par s’évanouir. Leur parole comme leurs actions se raréfient et deviennent ectoplasmiques. On croyait suivre la trajectoire d’une héroïne évoluant dans un monde créé par et pour les hommes, il n’en est rien. Le sursaut de Claire pour s’extirper de son engourdissement se réduit à néant dès la mise en accusation d’Alexandre. Il aurait pourtant été intéressant de percevoir les retentissements du viol sur son être, en tant que femme. Si ce point de vue est parfois ébauché avec timidité, Claire demeure engluée dans son rôle de matriarche.
De fait, le récit retrace essentiellement le parcours des hommes : le père, le fils, parfois l’amant ou l’ami. On les voit se mouvoir, on découvre leurs pensées, on entend leurs discours. On assiste aux conséquences, ou à l’absence de conséquences, de ces « vingt minutes d’action » dans leur vie. Les évènements sont essentiellement perçus par le prisme de l’accusé et de son père. Le soir du viol et les jours qui suivent, le lecteur accède au point de vue d’Alexandre, comme s’il s’agissait d’une victime. Ultime violence portée contre Mila, l’auteur nous fait assister, dans une scène d’un grand voyeurisme, à la lecture illégale de son procès-verbal par Claire et Jean Farel. Jusqu’à la fin du récit, la parole de Mila se fait entendre par le truchement d’autres personnages (interrogatoires des avocats) ou médias (billet posté sur les réseaux sociaux), assourdissant ainsi sa voix et son histoire.
Le mot de la fin
Roman à la composition inégale, Les choses humaines ravira les amateurs du genre policier et autres récits de procès, notamment par la pertinence et la documentation de ses deux dernières parties.
Mais pour qui cherche un récit d’« empowerment » féminin, la lecture se révèlera amère. Karine Tuil ne s’extrait pas du « male gaze »2 qu’elle semblait prendre pour cible mais raconte, avant tout, la misère sentimentale et sexuelle des hommes dont l’indigence atteint son acmé dans l’excipit.
À moins qu’il ne s’agisse de son projet littéraire : donner à lire le « pouvoir hypnotique de la domination » et montrer « le mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui, d’une façon puérile, inscrit dans le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystique entre lesquels sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains. Ces lieux où, paré d’or et de pourpre, décoré de plumes comme un sauvage, il […] jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination, tandis que nous, « ses » femmes, nous sommes enfermées dans la maison de famille… »3
Les choses humaines de Karine Tuil, collection Folio, éditions Gallimard, janvier 2021, 342p., 8,10€.
1 – Sur l’affaire dite “de Stanford” : San,L. (2016, 12 juin). Comment un viol à l’université de Stanford est devenu une affaire nationale aux Etats-Unis. Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/comment-un-viol-a-l-universite-de-stanford-est-devenu-une-affaire-nationale-auxetats-unis_1493009.html
2 – Hardy, G. (2012, 20 février). Plaisir visuel et cinéma narratif, Laura Mulvey. Débordements. https://www.debordements.fr/Plaisir-visuel-et-cinema-narratif
3 – Woolf, V. Trois Guinées. Dans Forrester, V. Trois Guinées précédé de L’Autre Corps. Des Femmes – Antoinette Fouque, 1977 (réédition 2014).
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