Rien n’est noir donne voix à un désir furieux et jamais complètement assouvi : celui de la tentation de vivre.
Dans son dernier roman, Claire Berest mêle biographie et fiction pour retracer la vie chahutée de Frida Kahlo et, par ricochets, celle de Diego Rivera.
Véritable allégorie de la Fortune, le récit explore l’imbrication de la femme et de l’artiste, née à la faveur de « l’Accident ». Le 17 septembre 1925, un tramway percute le bus qui ramène Frida chez elle. La jeune fille, alors âgée de dix-huit ans, se retrouve empalée sur une main courante et manque de mourir. Souffrant de multiples fractures et perforations, marquée profondément et durablement dans sa chair, Frida demeure alitée pendant plusieurs mois, au cours desquels elle se met à peindre. De cet avant-goût du lit mortuaire, elle saisit la nécessité d’affronter son image pour s’ouvrir à une part d’elle-même jusqu’alors inconnue.
Claire Berest tisse les liens complexes, tout à la fois passionnés, fraternels et artistiques, qui relient Frida à elle-même, à Diego et aux autres. Son récit déploie la relation tumultueuse qui rapproche et oppose les amants mexicains, l’un et l’autre étant les deux faces d’une même pièce. Diego figure solaire, ogre dévorateur mu par ses pulsions d’engloutissement — femmes, art, monde — et Frida, nouvelle Hécate symbolisant tout à la fois vie et mort, éclosion et rétraction, renaissance et extinction. Car Frida n’est que tension, ambivalence et souvent dualité : nostalgique d’une jeunesse à jamais révolue, suppliciée par son propre corps, tourmentée par l’amour mystique porté à Diego et, en même temps, vouée à vivre et appelée à rechercher, ici-bas, l’Illumination.
Ce que La Fille Karamazov en a pensé
Roman synesthésique, Rien n’est noir joue avec la « pulsion scopique » du lecteur jusque dans sa composition. L’œuvre est en effet segmentée en trois parties, toutes intitulées d’après les couleurs primaires : « Bleu – Rouge – Jaune ». Chacune d’entre elles se divise en une myriade de chapitres aux titres évoquant une nuance d’une des teintes principales. L’auteur fait ainsi correspondre une couleur à une expérience, une sensation ou une émotion de l’artiste, conférant ainsi à son roman une iconographie riche et plastique. Chaque titre peut d’ailleurs se comprendre comme un aphorisme : « Bleu — Bleu d’acier — Bleu pénétrant qui s’échappe vers la nuit » permet tout à la fois de représenter « l’Accident » et la souffrance qui en découle, tout en étant la métaphore de l’union charnelle des amants.
Rien n’est noir permet aussi et surtout la rencontre avec un style déroutant qui procède comme par collage pour « monstrer » la vie intérieure de Frida Kahlo. Les phrases s’enflent, se boursouflent de nombreuses propositions, à la manière d’un carmen incantatoire souvent hypnotique. L’écriture de Claire Berest s’exhibe, spectaculaire et paradoxale. En effet, le mouvement de la langue se confronte parfois à l’immobilité des images produites. À la manière d’un cérémonial, l’auteur cristallise certains instants de la vie de l’artiste et fixe sur notre rétine l’image glorifiée d’une Frida éternelle :
« Frida enfile sa seconde peau […] se coiffe selon un rituel précieux. Elle se peigne comme elle peint une toile – tresser les cheveux avec des rubans ou fils de laine, sculpter la matière en couronne, orner, oindre d’huile, respecter les étapes fantastiques d’un office sacramentel… Elle devient légendaire. »
C. Berest. Rien n’est noir. Stock. (2019). P75.
Cette tension entre l’effervescence de la langue et la fixité de l’image met à jour la dialectique intérieure de l’artiste et de son œuvre picturale. Écrire la vie de Frida Kahlo, c’est écrire l’union des contraires, la quête de l’Idéal, notamment amoureux, et l’enracinement dans la chair. C’est dire, plus précisément, la douleur de l’Incarnation. Fausses-couches, élancement de la colonne et des jambes mais aussi dépits amoureux, trahison sororale et mal du pays : les blessures de Frida sont toujours intimement liées à son être charnel. Rendu boiteux par une poliomyélite puis par « l’Accident », le corps de Frida apparaît alors comme le siège de l’affrontement de deux forces contraires, force de vie et pulsion de mort, dont l’équilibre serait finalement atteint grâce à la peinture.
À travers cette problématique de l’Incarnation, se profile la représentation de la mort que l’on porte, déjà, en soi. Le roman offre une plongée vertigineuse dans l’existence de l’artiste, avec, comme points de chute, la douleur et la mort. Rien n’est noir fait alors l’effet d’une danse macabre menée tambour battant, l’héroïne, comme le lecteur, en connaissant l’issue fatale. Sous la plume de Claire Berest, Frida Kahlo devient un personnage baroque, au comportement ostentatoire. Elle parle fort, jure beaucoup et boit plus encore. Loquace, irrévérencieuse, elle a le souci de cultiver la provocation et la stupeur pour le meilleur comme pour le pire. Dramaturge de sa propre existence, elle met en scène chaque aspect de sa vie, qu’il s’agisse de son apparence physique ou de son travail artistique. Frida est conquise par l’apparat et le cérémonial. Elle s’entoure de colifichets — poupées, perles, statuettes — qui deviennent, à son contact, des fétiches investis d’une part d’elle-même, qu’elle offre à ceux qui gravitent autour d’elle : « Prenez un morceau de moi pour plus tard. Pour ne pas m’oublier. »
Mais il ne faut pas se méprendre : si l’artiste a le souci de la théâtralité, de la démesure et du décorum, elle n’en demeure paradoxalement pas moins lucide sur sa réalité ontologique. Tout se passe comme si elle cherchait à se démultiplier, à s’augmenter et à combler un manque inhérent à son être, à travers ses extravagances mais surtout à travers la peinture. Car pour Frida, comme pour nous autres, il n’y pas de fuite possible, pas de duperie ni de négociation avec soi-même. Pas de « divertissement », mais une nécessité à se regarder bien en face, au sens propre comme au figuré, dans le miroir tendu au-dessus de son baldaquin.
Le mot de la fin
Roman biographique, récit poétique, réflexion philosophique… Rien n’est noir est une œuvre protéiforme changeante, aux multiples miroitements. Elle évolue et se métamorphose au gré de la lecture et des expériences empiriques, comme spirituelles, de Frida Kahlo. Elle plaira tant au lecteur soucieux de véracité historique, qu’à celui en quête d’une territorialité de l’intime et de l’émotion.
Le roman exhibe l’élan vital et son jaillissement créateur, tout en nous permettant d’apprivoiser la mort, à la manière des Vanités. À travers le regard de Frida Kahlo, Claire Berest nous invite à « Apprendre à regarder, et, par-delà, à voir. » Authentique promesse de transfiguration de soi et du monde, Rien n’est noir se lit alors comme une invitation à questionner son rapport à la transcendance, l’entité spirituelle étant soi.
L’âme dans le baroque a avec le corps un rapport complexe : toujours inséparable du corps, elle trouve en celui-ci une animalité qui l’étourdit, qui l’empêtre dans les replis de la matière, mais aussi une humanité organique ou cérébrale […] qui lui permet de s’élever, et la fera monter sur de tout autres plis.
G. Deleuze. Le Pli. Leibniz et le Baroque. Les Editions de Minuits. (1988). P19.
Rien n’est noir de Claire Berest, éditions Stock, août 2019, 250p., 19,50€.
1 – Une émission des chemins de la philosophie Sur Frida Kahlo, avec Adèle Van Reeth et Claire Berest : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/au-lit-44-frida-kahlo-la-magicienne-clouee-au-lit
2 – Sur le baroque :
Rousset, J. La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon. Editions Conti. (1989).
Rousset, J. L’intérieur et l’extérieur : Essais sur la poésie et le théâtre au XVIIe siècle. Editions Conti. (1989).