Roman de la fureur adolescente, Sous le ciel vide exhibe les béances d’une jeunesse enfiévrée qui cherche, dans les paradis synthétiques ou charnels, les brandons ignescents de nouveaux idéaux.
Paris, 15 avril 2019. Notre-Dame s’embrase tandis que le narrateur replonge dans un passé qu’il feignait avoir oublié, remisé, cadenassé au plus profond de sa mémoire. L’incandescence de la cathédrale le ramène trente ans plus tôt, lorsqu’alors adolescent, il avait gravi les marches du beffroi pour y savourer l’amour avec Ayla. Frêle et exaltée Ayla, brûlant, elle aussi, se consumant d’un irrépressible désir de destruction, se mêlant toujours plus intimement à la noirceur des soirées parisiennes.
De nuits de fête en jours d’errance, les adolescents ne reculent devant rien, ni le sexe tarifé, ni les petites combines, pour satisfaire à grands coups de spliffs et autres comprimés, une irrépressible rage de vivre et d’être aimés.
« I searched for form and land. / For years and years I roamed. » entonnait Bowie dans The Man Who Sold The World1, avant d’inspirer la voix mélancolique et sauvage d’un Kurt Cobain2 désabusé ; sublimant l’un après l’autre de leur chant, l’expérience empirique des personnages du roman. Sous le ciel vide transporte le lecteur dans cette décennie ravagée des années 90, et laisse exploser les vociférations d’une génération dépossédée, frustrée d’aspirations bien vite troquées par leurs aînés, contre un apathique conformisme aux règles d’une société par trop normative. Triste fin de siècle que celle dépeinte par le roman, laissant au lecteur l’âpre goût de la gueule de bois.
L’avis de La Fille Karamazov
Sous le ciel vide décrit la chute vertigineuse de deux enfants perdus, dévastés par l’abandon et tourmentés par une cuisante morsure métaphysique que rien ne semble apaiser, pas même les expériences toujours plus extrêmes multipliées à dessein pour chercher une paradoxale salvation, dans un anéantissement des sens et des êtres. Le roman se lit comme une descente dans les enfers d’une vie tenue à distance, sinon niée, afin de s’arracher à la douleur acérée d’un premier amour perdu. Ironie cruelle, c’est le spectacle d’un brasier qui fait resurgir la réminiscence lubrique et ravive ainsi, avec âpreté, la blessure d’Éros.
Dans Une très légère oscillation, Sylvain Tesson écrivait : « Je crois à la mémoire des pierres. Elles absorbent l’écho des conversations, des pensées. Elles incorporent l’odeur des hommes. Les pierres sauvages des grottes et les pierres sages des églises rayonnent d’une force mantique. On est toujours saisi quand on pénètre sous une voûte de pierres qui a abrité les hommes3. ». Notre-Dame, plus qu’un prétexte au souvenir, figure pour le narrateur l’écorce organique où séjourne et vibrionne la relique de son cœur. La scène d’amour inaugurale en haut du beffroi et celle du déclin qui en résulte cristallisent l’essence même du roman. Elles sont à la fois l’image de la passion amoureuse qui transcende les personnages, mais également celle de leur toxicomanie et expriment l’euphorie à son acmé, avant que ne s’installe un sentiment diffus d’angoisse, une fois dissipés les effets des vagues opiacées ou du plaisir sensuel : « Nous avions joui ainsi, brutalement, libres de toute protection, moi contre son dos, nos visages offerts à la ville que nous surplombions, cette ville qui nous abritait plus qu’elle ne nous accueillait, comme un vieux lion les parasites dans sa fourrure, oublieux de nos solitudes et de cette galère qui ne voulait pas prendre fin, sauvages et révoltés, jouissant comme nous aurions doublement appuyé sur la gâchette d’un flingue chargé à la roulette russe. […] Après ça nous étions redescendus de la tour, complètement défoncés, sous le regard suspicieux et outrés des vicaires qui officiaient en bas et auxquels je n’avais pas pu m’empêcher de tirer la langue, comme le sale gosse qu’on avait toujours dit que j’étais et auquel je mettais tout mon cœur à ressembler4. ».
Plus encore, ces scènes donnent à voir le mouvement de plongée mémorielle auquel s’abandonne le narrateur, à la vue de la cathédrale incendiée. « Troppo fiso5! » reprochaient les déesses à Dante, avant de l’exhorter à poursuivre son voyage. Bien qu’elle lui soit imposée, le narrateur accepte la bascule, tête la première, dans les souvenirs de ce Tartare adolescent, et s’arrache lui aussi à son inerte contemplation pour reprendre son cheminement intérieur : « Deux heures. C’était le temps durant lequel je m’étais abîmé dans la contemplation des gouttes d’eau qui glissaient le long de la baie vitrée … Si l’incendie m’avait presque immédiatement renvoyé au sommet du beffroi avec Ayla, au printemps 1990, il fallut quelques jours et les mots enflammés prononcés par Sylvain Tesson à la télévision, son ode fiévreuse à la vieille cathédrale, pour que la suite de cette journée ne me rattrape […] comme une longue plainte fantôme qui me parvenait après des décennies de lutte contre mon oubli têtu et qui maintenant réinstallée, je le savais en me sortant de la torpeur où je m’étais abîmé, ne me lâcherait plus avant d’être inscrite noir sur blanc6… ».
L’immersion dans le souvenir dessine une topographie interne que le narrateur consent à parcourir, à rebours, pour retrouver une forme d’unité de l’être. Ce cinglant retour sur soi met à jour ce qui, en lui, demeurait divisé et lui permet de s’approcher au plus près de sa réalité intrinsèque. Comme étranger à lui-même, il endosse le costume d’un pèlerin profane et mesure la distance qui le sépare de celui qu’il était alors, faisant ainsi l’expérience de sa propre altérité : « Si Ayla m’avait demandé ce que nous étions venus faire là, au pied de cette peinture, dans la grande église dont elle n’avait jamais poussé les portes jusque-là, j’aurais été incapable de lui répondre. Comme je l’aurais été tout au long de ces trente dernières années, parce que c’est ce temps-là et les mots enflammés de Sylvain Tesson évoquant Notre-Dame dont j’aurais eu besoin pour que non seulement cet épisode me revienne dans les moindres détails, mais plus encore pour qu’il s’éclaire enfin. […] Pourtant je sais aujourd’hui que c’est en fait là […] que j’ai su vraiment pour la première fois de quelle nature était mon combat et par conséquent le nom du seul adversaire qu’un jour il me faudrait terrasser si je voulais ne serait-ce que survivre encore un peu. Cet adversaire c’était moi et son nom n’était autre que le mien7. ».
La cathédrale devient alors le témoignage d’une jeunesse hirsute, marquée par l’errance de la rue et les tréfonds des soirées parisiennes, dont l’éphémère ivresse, maculée de foutre et de came, rappelle amèrement le prix de leur dispendieuse liberté à des personnages avides de sublime. Raphaël Nizan écrit avec justesse l’exaltation de vivre de cette période entre deux rives, où l’on n’est plus tout à fait enfant et pas encore adulte mais où, déjà, l’on porte en soi le deuil d’une innocence qu’on ne recouvrera plus. Il serait vain de chercher dans son roman la tendresse des mères, ni l’égide des pères : les unes, Médées modernes, usent de cruauté avec raffinement ; quant aux autres, ils se délitent complètement, ne laissant bien souvent entendre qu’une voix menaçante, à l’autre bout d’un combiné téléphonique. Les adultes ne sont plus que des spectres planant sur un monde où l’éclat des festivités et les rires trop bruyants peinent à masquer la désolation. Parents, amis de la famille ou encore professeurs s’illustrent par leur absence, aussi bien physique que spirituelle et évoluent dans le lointain d’une société dont sont exclus les adolescents, devenus d’embarrassants corps étrangers. Bêtes menacées, dans l’incapacité d’embrasser leur progéniture dans toute sa singulière beauté, les adultes se soustraient sciemment à son regard et lui refusent l’espace nécessaire pour se déployer.
Le monde du narrateur est un monde inversé au sein duquel les parents contraignent leurs enfants, pour n’avoir pas à abandonner une once de leur précieux pouvoir. Les rares figures parentales qui voudraient tirer les adolescents de leur désespérance semblent démunies, comme fragilisées par cet appel du néant qu’elles n’entendent ni ne comprennent plus. Omniprésente violence, tant physique que symbolique, d’adultes oublieux de leurs responsabilités, dans l’espoir fou de prolonger une jeunesse sur le déclin : « Lorsque j’avais pris congé, nous nous étions pris dans les bras, comme j’imaginais que l’auraient fait un père et un fils quelque part ailleurs, dans un monde idéal qui m’était décidément interdit, avant que l’un ne s’éloigne de l’autre pour aller vivre ce que son âge l’appelait à son tour à vivre lorsque l’ordre des choses n’avait pas encore été bouleversé, lorsque les pères étaient encore des pères et les fils des fils, que les premiers ne s’accrochaient pas éperdument à une jeunesse éternelle pour laquelle ils étaient prêts à sacrifier leurs fils et que ces derniers, comme moi à ce moment-là, n’erraient pas encore indéfiniment dans les limbes d’un monde où il n’était plus possible d’être un enfant et pour des décennies encore, interdit d’être un homme8. ». Primitives blessures, mères de toutes les béances, les défaillances parentales poussent les personnages à chercher toujours plus loin une forme de reconnaissance de soi et des autres, quitte à frôler la mort de près. Qu’ils soient rejetés de la matrice familiale ou qu’ils en prennent délibérément la fuite, les adolescents livrés à eux-mêmes accomplissent leur voyage initiatique seuls, sans guide ni autre flambeau que la ferveur de leur passion.
C’est ainsi qu’à la démesure de la violence parentale, s’oppose l’adoration démesurée du narrateur pour Ayla. Raphaël Nizan fait alors entendre les stridences d’un amour absolu et tourmenteux, comme savent l’être les passions adolescentes. Il expose la complexité d’un sentiment vécu à la fois comme une illumination — notamment sensorielle — qui extrait le narrateur de son éboulis intérieur, mais également comme une inclination vers le Mal et son corollaire, la souffrance. Dame qui élève tout en avilissant, Ayla rayonne d’une sombre lueur et plonge tour à tour le narrateur dans les délices puis les affres du transport amoureux ; luxure, ire et envie faisant leur cœur et leur corps s’embraser : « Du fou de douleur et de rage que j’étais, impuissant à empêcher la catastrophe qui allait arriver quelques heures plus tard, après avoir regardé Ayla partir pour sa soirée, tenu à rester là, […] condamné à attendre qu’elle rentre, sans doute le lendemain après-midi les cheveux et le visage défaits, sa chatte, son cul et sa bouche sentant l’alcool et le sperme, les yeux aussi vides que les miens à cet instant, le cerveau encore débranché, comme je l’avais déjà vue faire, absente à elle-même et au monde, poupée de chiffon qui se laissait guider par n’importe qui, prise parfois de ce rire étrange et spasmodique9… ».
Bien avant les flammes de Notre-Dame, l’adolescente se consume déjà d’une rage de vivre la poussant à convoiter, dans une tension paroxystique, l’ultime néantisation de son être, comme pour mieux en sonder les contours. « Seuls les non-dupes errent, avait écrit Jacques Lacan en écho terrible au vers de René Char sur la lucidité comme blessure la plus proche du soleil10… ». Ayla est une authentique Furie, non pas tant pour ses emportements lascifs que pour ses égarements. Comprenant intuitivement l’absurdité d’une existence qui ne tient pas ses promesses, elle choisit de se réifier pour s’oublier, elle comme ce corps trop brûlant, dans une anesthésie de tous les sens qui lui coûtera sa santé : « Je le savais mais ce que je savais surtout, ce qui m’était bien plus insupportable que le reste, c’était cette joie noire qui l’animait, cette volonté féroce avec laquelle elle souhaitait n’être plus que cet objet organique qu’ils allaient salir à l’envi tandis que défoncée elle s’oublierait un peu, le temps d’une nuit et d’une aube hors du temps maîtrisé de ce monde qu’elle haïssait presque autant qu’elle-même11. ».
Bruno Pinchard dit de La Divine Comédie que l’amour forge la géographie de l’enfer, car les « forces les plus radicales de la destruction sont encore et déjà des formes d’amour12. ». Ayla en est l’expression de la puissance pure qui, telle une force du chaos, se contracte vers un impénétrable désir d’Idéal et finit par se détruire : « […] ce brasier autodestructeur au milieu duquel Ayla se complaisait à danser, comme une sorcière ou comme une sainte, le cul, la bouche, le sexe et la poitrine offerts aux flammes, folle de désir et folle de mort, inaliénable et hystérique, monstrueuse et magnifique13 … ». Ayla et le narrateur à sa suite dansent au bord de l’abîme avec la détermination de ceux qui ont besoin de « palper » leur existence, d’en endurer toutes les aspérités, pour s’en prouver l’authenticité. Le manque – d’amour, d’espoir ou plus prosaïquement de drogue – innerve les corps et les jette dans une quête d’Absolu, dans une « furie rageuse et sensuelle où s’annihil[e] le temps, le monde et la rage qui ne cess[e] sinon de [les] déborder 14. ».
Mais bien plus qu’une énième histoire d’amour maudite, Sous le ciel vide capture subtilement la lueur crépusculaire d’une décennie expirante et dépeint avec humeur l’avènement des années 90, rattrapées par leur cortège de désillusions. Le roman transporte le lecteur dans un Paris qu’arpentent camés et dealers, michetons et petites putes, skinheads et punks… tout ce que la société comporte de divergent et rejette dans sa frange ombreuse, aiguillonnant par là même la radicalité. C’est une jeunesse égarée qui gravite autour des protagonistes et forme avec eux un peuple étrange de gamins paradoxalement farouches et moribonds, désaxés et ultra-lucides. Aucune de leur misère n’est tue : les personnages vagabondent de squats en hôtels de passe, dorment le plus souvent à même un sol crasseux, recroquevillés en meute comme de petits animaux, après avoir vendu ce qui restait de leur peau pour payer de comprimés une escapade chimique chèrement acquise. Les espaces présumés de plaisir tournent d’ailleurs à la fête triste : quand ils se retrouvent, au hasard d’une soirée, dans un club privé ou dans un luxueux hôtel, leurs sensations d’oppression et d’inanité sont crûment ravivées au contact de ce milieu huppé qui les rejette et les révulse.
Avec une précision photographique, le narrateur met en exergue la brutale existence d’une jeunesse marginale et délaissée, au sein d’une nation où le triomphe du néolibéralisme accentue les inégalités. De son regard acéré, Raphaël Nizan décrit la perte des aspirations des années 1980 et la furie impuissante d’une génération irradiée de désirs inextinguibles. L’infection d’Ayla est la représentation parfaite de ces adolescents empoisonnés par tous les fantasmes déjà assouvis de leurs aînés : liberté sexuelle, politique, productive, économique, plastique… Argonautes privés de terres à explorer, débarqués sur un territoire plus de mille fois parcouru et dont il ne semble rester que des paradis artificiels à investir, ou du moins à arpenter, pour couper momentanément cette faim de Grands Récits qui les taraude ; les héros semblent voués à attendre que quelque chose, quelque part, se mette en branle et leur offre une raison d’y croire encore.
Le roman fait l’effet d’une fin de soirée et le lecteur, convive parmi les convives, cuve avec les personnages un désenchantement du monde. Déjà, les adolescents perçoivent « l’ hyper-réalisation » galopante, enfant dégénérée des années 90, sur laquelle le narrateur adulte porte un regard caustique, dénonçant un réel qui ne veut plus rien dire et ne renvoie à rien d’autre qu’à sa propre vacuité. La démultiplication des images, leur prolifération virale, leur hyper-exposition saturent les rétines de reflets bleutés, et ne prennent même plus la peine de dissimuler la captation des corps qui, ravis à eux-mêmes comme au monde, confondent désormais « allègrement le like et l’engagement, c’est-à-dire, étymologiquement la mise en gage de son corps IRL … 15». Raphaël Nizan ne s’est pas trompé, lui qui, pour s’extraire du cycle infernal « statut – argent – ascension sociale16 » a préféré l’anonymat d’un pseudonyme choisi, figurant à la fois son véritable acte de naissance et un doigt levé bien haut face à toutes ces sommes d’individualités atomisées qui se cherchent encore frénétiquement, dans les canaux de réseaux qui n’ont plus de « sociaux » que l’appellation : « Absurdité d’un monde où plus personne n’entendait faire de choix, ni incarner quoi que ce soit, sauf la représentation éclatée et multiple d’une image composite de soi, réalisée avec n’importe quelle application permettant cela sur Instagram. Qui suis-je ? Ça, son contraire et le reste, le puzzle de symboles quêtés de-ci, de-là, au gré de mes errances virtuelles et agrégées via Layout dans l’ignorance volontaire la plus totale 17. ».
Que reste-il alors « après l’orgie 18 » ? Si Raphaël Nizan se garde bien d’asséner une réponse péremptoire à la question de Baudrillard, il laisse néanmoins entrevoir une issue possible à cette apraxie généralisée. Ce qui demeure, c’est la littérature et le style, comme un pied de nez narquois à tout ce monde gorgé d’images. La littérature, comme espace de liberté, car la simulation ne se travestit pas mais s’offre pour ce qu’elle est : une re-création du monde. La littérature comme engagement de soi, si ce n’est de son corps – encore que … – au moins de ses tripes, de cette part d’intime que l’on recèle et qu’on essaie d’approcher, d’apprivoiser par l’écriture, à défaut de pouvoir combler la nécessité, parfois, de se l’arracher. La langue de Nizan touche à la mélodie et fait entendre le râle intime et lancinant d’un narrateur qui aspire à la Lumière. L’évocation des souvenirs met en mots un Mal indépassable ; ambiguïté de la remémoration qui exhume les spectres d’un passé douloureux, tout en favorisant l’apaisement et l’acceptation de soi dans toute la totalité de son être, noirceur incluse et revendiquée. Le rythme pulsatile des phrases fait tantôt penser au flux et au reflux de la marée, revenant inexorablement se briser sur les rochers ; tantôt à ces éclats stroboscopiques qui favorisent la transe, jusqu’à la nausée. L’écriture se fait tournoiement et reproduit les sensations d’une chute : le lecteur tombe cul par-dessus tête dans les méandres hallucinatoires de cette langue si particulière, alliant les références classiques à la modernité et le raffinement des belles lettres aux expectorations noires et aigres d’un narrateur qui vomit sa haine d’un « petit peuple de noceurs 19» usant du monde comme des rayons d’un grand supermarché.
Le mot de la fin
Sous le ciel vide, nous avertissait pourtant l’auteur dès le titre. Raphaël Nizan module les accents harmonieux de la musique des cœurs et les stridences décadentes d’une sauvagerie radicale. Le roman tout entier répercute le cri guttural d’un narrateur hanté par une passion à jamais disparue et profondément meurtri par l’absence d’idéaux.
Pris dans les tourbillons d’une langue hypnotique, le lecteur est propulsé dans les volutes du désir amoureux, avant d’être insidieusement foudroyé par les rugissements déchirés d’une génération en manque d’espoir. Car par-delà le couple narrateur-Ayla, on pénètre l’amertume de tant d’autres enfants éraflés par la vie et médusés par le Néant.
Pourtant, en dépit de tout le fiel déversé, Sous le ciel vide ne se réclame pas d’un nihilisme absolu. Le ciel est vide et la bile, teintée de noir, mais le roman est en réalité un arrachement au tragique. Il se lit comme une tension d’un narrateur adulte qui cherche, non plus à engager la lutte avec lui-même, mais à tenir embrassés contre son sein, Jacob et l’ange réunifiés. Ses meurtrissures lui ouvrent alors un espace de jeu littéraire et se changent en flambeau pour ce déconcertant porteur de lumière, devenu porte-étendard de tous les furieux.
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
G. De Nerval, “El Desdichado”, Les Chimères, 1834.
Sous le ciel vide de Raphaël Nizan, éditions Maurice Nadeau, septembre 2020, 111p. 17€
1 D. Bowie, « The Man Who Sold The World », D. Bowie / M. Ronson / T. Visconti / W. Woodmansey / Ralph Mace / Ken Scott, (4’01) Album The Man Who Sold The World, CD audio Mercury records, 1970.
2 Nirvana, « The Man Who Sold The World », D. Bowie / Nirvana / Alex Coletti / Scott Litt, (4’21) Album MTV Unplugged in New York, CD audio DGC Records, 1994.
3 S. Tesson, Une très légère oscillation, Journal 2014-2017, aux éditions des Équateurs, septembre 2018, p.115.
4 R. Nizan, Sous le ciel vide, Maurice Nadeau, septembre 2020, p.19-20.
5 D. Alighieri, v.9, « Purgatoire », chant XXXII, La Divine Comédie, traduit de l’italien, préfacé et annoté par D. Robert, aux éditions Babel, mars 2021, p.453.
6 R. Nizan, Sous le ciel vide, Maurice Nadeau, septembre 2020, p.22.
7 Ibid., p.44.
8 Ibid., p.85.
9 Ibid., p.38.
10 Ibid., p.13.
11 Ibid., p.25.
12 A. Van Reeth et B. Pinchard, série « La Divine Comédie de Dante », EP.02 : Mauvaises rencontres en enfer, À quoi ressemble l’enfer ? », Les chemins de la philosophie, France Culture, octobre 2017, 59 min.
13 R. Nizan, Sous le ciel vide, Maurice Nadeau, septembre 2020, p.70.
14 Ibid., p.15.
15 Ibid., p.47.
16 F. Cusset, Une histoire (critique) des années 1990. De la fin de tout au début de quelque chose, aux éditions la découverte, juin 2020.
17 Ibid., p.11.
18 J. Baudrillard, La transparence du Mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, aux éditions Galilée, février 1990, p.11.
19 Ibid., p.45.