Valparaíso… Un nom chuchoté au creux d’une oreille endormie, une flèche fichée dans le cœur du narrateur. Quelques sonorités paradisiaques desquelles surgissent le monde englouti de l’enfance et avec lui, la douce amertume de ce qu’on a perdu et qui ne sera plus : une famille réunie sous le même toit.
Le narrateur – est-ce bien lui, d’ailleurs ? – nous ouvre son cabinet de curiosités et dévoile sa collection personnelle, faite de souvenirs d’une enfance passée entre Valparaìso, dans le magasin d’antiquités de son père, et Santiago du Chili, dans la famille de sa mère.
Collection privée, c’est d’abord et avant tout une galerie particulière composée d’objets hétéroclites, du gramophone à la boîte à musique, en passant par Victor, la mascotte du label RCA, que le père du narrateur conserve jalousement derrière son comptoir et se refuse, étrangement, à vendre.
C’est aussi une anthologie de personnages qui gravitent autour du narrateur, comme autant d’images familiales diffractées : le grand-père paternel, cairn légendaire du clan ; la grand-mère maternelle, aristocrate déchue ; le père et ses amis, ses clients renommés aussi ; la mère et ses sœurs et même ce frère, qui brille par son absence, ou encore cette amante assoupie, dont on ne connaîtra jamais le nom.
C’est une tentative, enfin, de s’approcher au plus près d’une ligne de faille originelle, creusée par la rupture parentale et l’adieu à l’insouciance de l’enfance. C’est mettre des mots sur ce séisme de l’intime, rassembler les lambeaux d’une mémoire ébranlée pour y retrouver le chemin qui mènera à soi-même.
Témoin privilégié de ce retour mémoriel, le lecteur évolue entre les fulgurations bien actuelles d’un livre qui semble s’écrire sous ses yeux et les éclats précieux d’un passé à jamais révolu. À la sincérité troublante des réminiscences, se mêlent souvent des fragments mensongers. Quand la mémoire ouvre des tiroirs demeurés obstinément vides, il faut bien que le cœur se mette à broder pour saturer les espaces laissés vacants, dans l’espoir d’en combler les béances.
L‘avis de La Fille Karamazov
S’il ne fallait retenir qu’un nom de ce récit protéiforme, ce serait bien celui de Valparaíso, véritable héros de Collection privée. Gonzalo Eltesch fait de sa ville natale un personnage à part entière qui excède le rôle de simple faire-valoir des actions romanesques et participe activement à la reconstruction mémorielle. L’auteur dessine la carte d’une géographie fantasmée, faite de la somme des rues, des places et des bancs fréquentés dans sa jeunesse, des cafés et des Cerros, des bruits et des odeurs de la vie, de ses morts, aussi : « Mon Valparaiso, c’était le Plan. C’était la rue Montt. C’étaient les bancs de la rue Pratt où se réglaient les comptes. C’était le café Hesperia, où mon père se rendait tous les jours, et encore le bar où j’allais avant qu’il ne s’appelle El Manhattan. Mon Valparaiso, c’est le parc Italia, la place Victoria, Las Torpederas, les flippers, les brocantes de l’avenue Argentina, la construction du palais des congrès le plus laid du monde, les défilés du 21 mai, les feux d’artifices qui me faisaient peur et que nous voyions sur le Cerro, avec un pompier ami de mon père, au temps où il avait des amis. […] Les chiens teigneux, les poubelles, l’odeur d’urine, les bouteilles de bière cassées, les incendies, les tremblements de terre, les Cerros lointains et si proches, le cimetière de la Playa Ancha où sont enterrés mes grands-parents, et où souffle un vent du diable1. ».
Au fil des évocations, Valparaíso devient une forme lyrique. Si ses descriptions sont toujours réalistes, Gonzalo Eltesch n’essaie pas de la montrer telle qu’elle est, mais telle que le narrateur la saisit, à travers le prisme de ses souvenirs et le déferlement de ses émotions. « Valparaiso est ce qu’elle a été et ce qu’elle ne parviendra jamais à devenir2. » L’ancienne cité balnéaire, au lustre depuis longtemps terni, incarne avant tout l’espace topique du retour impossible. Connaissant la voie mais ne pouvant rebrousser chemin, le narrateur, tel Ulysse qui chercherait le « clos de [sa] pauvre maison3 », n’a plus qu’à emprunter la rêverie mémorielle pour tenter de retrouver son paradis perdu. Conjointement cité bien réelle et construction chimérique, Valparaíso se fait synonyme de renoncement, et avec lui, de nostalgie. Plus qu’un simple lieu, la ville est l’allégorie du passé, le symbole d’une époque évanouie, quand les parents du narrateur vivaient encore sous le même toit, au-dessus du magasin d’antiquités : « Un Valparaiso enfermé dans un magasin de vente d’antiquités. Mon Valparaiso à moi, comme une collection privée4. ».
Valparaíso pour le père, Santiago pour la mère … Les villes, comme beaucoup d’autres éléments de ce récit, s’associent à une figure parentale, dont elles sont, à bien des égards, une prolongation. De Santiago justement, on sait bien peu de choses. Si l’âme de Valparaíso est tout entière dans le magasin d’antiquités du père, Santiago, en revanche, se concentre tant dans l’aigreur du clan maternel qu’elle en devient inconsistante. Santiago, c’est d’abord et avant tout le berceau de l’innocence trahie. Concrétion des espoirs déçus du narrateur, la cité maternelle déflore brutalement ses idéaux familiaux et le plonge dans les « petitesses » du monde adulte. Là, les tensions familiales dessillent cruellement ses prunelles par trop ingénues et lui découvrent une facette paternelle qui lui échappait jusqu’alors : « Alors que je vivais déjà à Santiago, un jour, après le collège, je suis rentré manger à la maison. Il y avait mes quatre tantes et ma grand-mère ; pas ma mère. Pendant que je m’asseyais à table, ma grand-mère a commencé à se plaindre de combien tout était cher au Chili. Elle dit ensuite que certains ne s’en rendaient pas compte. Mes tantes ne disaient rien mais elles acquiesçaient en me regardant. Les quatre. Ils ne se rendent pas compte, insista ma grand-mère, par exemple toi, tu es pauvre, fils d’un commerçant radin, et moi je dois t’entretenir, parce que bien sûr ton fameux père ne donne même pas un peso, tu le sais, je suppose ? 5 ». Il faudra la présence de la femme aimée – mais elle aussi insaisissable – pour donner corps à une ville qui demeure néanmoins plongée dans le silence et l’obscurité : « La première fois qu’on s’est embrassé, elle était à bicyclette. Je la raccompagnais chez elle, marchant à ses côtés, par les avenues Providencia, Miguel Claro, Eliodoro Yáñez, jusqu’à un vieil immeuble de trois étages. Son appartement était au second et on pouvait voir le balcon de loin, avec une table, une plante, parfois une bougie éteinte. Avant d’arriver, elle est descendue de sa bicyclette pour marcher avec moi, les deux mains occupées par la manœuvre. Je la sentais nerveuse, lointaine. Pourtant elle était à mes côtés, marchant dans la nuit de Santiago, après quelques verres de vin, et dans un vent qui mettait en bataille ses cheveux noirs qui me plaisaient tant6. ». Les paupières appesanties par les regrets, le regard se charge bientôt de désillusions : il n’y a pas plus d’avenir probable à Santiago qu’il n’y a de retour possible à Valparaíso.
Ballotté entre Valparaíso et Santiago, le narrateur est pris dans un mouvement erratique qui tantôt le reconduit au seuil d’une enfance idéalisée, tantôt le projette dans un présent condamné à l’inanité. La flânerie touristique n’est plus que le prétexte d’un narrateur assoiffé de lucidité : arpenter la ville dans toutes ses directions, même et surtout idéalement, semble davantage une tentative d’embrasser, en une pléiade de petits coups d’œil, une histoire familiale qui lui a échappé. Au-delà du plaisir évocatoire, Gonzalo Eltesch cherche donc l’enracinement. Son récit est celui d’un roman familial empêché, tant par la séparation que par le poids des années. L’obsession mémorielle raconte l’impossibilité à s’implanter dans un territoire, y compris amoureux, la femme aimée n’apparaissant pas non plus comme un point d’ancrage.
Connait-on jamais vraiment les siens ? Les cartes postales de Valparaíso, les photographies familiales ou encore les souvenirs partagés ne sont que les moyens de résoudre l’énigme paternelle. À travers le magasin d’antiquités et sa collection particulière, le narrateur tente d’esquisser le portrait d’un père qui trouve toujours le moyen de se dérober. « La collection » écrivait Baudrillard dans Le système des objets, « c’est là où triomphe cette entreprise passionnée de possession, là où la prose quotidienne des objets devient poésie, discours inconscient et triomphal. […] La jouissance vient […] de ce que la possession joue […] sur la singularité absolue de chaque élément, qui en fait l’équivalent d’un être, et au fond du sujet lui-même. […] La collection est faite d’une succession de termes, mais le terme final en est la personne du collectionneur7». L’objet comme quintessence de l’être, dévoilement absolu : « C’est là ce que l’on pourrait appeler le symbolisme de l’objet, au sens étymologique (« symbolein ») où se résume une chaîne de significations en un seul de ses termes. L’objet est symbole, non pas de quelque instance ou valeur extérieure, mais d’abord de toute la série d’objets dont il est le terme (en même temps que la personne dont il est l’objet)8. ». On comprend mieux la radicalité du narrateur : « Je me dis parfois que le roman devrait juste contenir l’inventaire des objets que mon père a achetés et a voulu garder9. ». Le magasin est un palais des glaces au sein duquel l’antiquaire recrée un monde déraciné de la réalité. Le choix des éléments personnels et le cérémonial qui les entoure accentuent l’ambivalence d’un père qui tient méticuleusement les siens à distance, tout en se laissant désarmer par le potentiel poétique des objets. Les différentes pièces de la collection composent les syntagmes d’une langue étrange que le narrateur s’évertue à déchiffrer. Rassuré par la familiarité d’un lieu qu’il ne connaît que trop bien, mais inquiété par l’impénétrabilité de ses composants, le narrateur brûle de tout comprendre au point, parfois, de désirer faire lui aussi partie de la collection, d’être choisi et figé derrière une vitrine, comme il peut sembler l’être dans ses souvenirs.
Se pose alors fatalement la question du bonheur que l’on a cru jadis étreindre mais qui, en vérité, nous a peut-être toujours fui. S’il est une indéniable nostalgie de l’enfance, les fragments choisis laissent néanmoins deviner les fissures inhérentes d’un narrateur semblant né sous le signe de Saturne. Comme un avertissement au lecteur, Collection privée s’ouvre d’ailleurs sur cette citation de Gabriela Mistral : « D’un âge éternel, sans jamais d’âge heureux10.». Les voix et les regards s’entrechoquent, accentuent l’ambiguïté des souvenirs déjà irrémédiablement infléchis par l’expérience du monde. On pense à cette première rencontre avec le général Pinochet, dont l’évocation fait entendre la fierté naïve éprouvée par l’enfant d’alors, tout en laissant percevoir, en creux, le recul du narrateur devenu adulte : « C’est Pinochet, dit-il. Dépêche-toi, on va le rencontrer. Il m’a pris alors par la main, nous sommes allés en vitesse jusqu’à la porte du magasin et nous nous sommes arrêtés. […] Bonjour Président, dit mon père sur un ton qui ne ressemblait pas au ton de mon père. Moi, j’ai balbutié quelque chose d’approchant, avec un sentiment d’orgueil extrême. Pinochet nous a rendu le salut avec un sourire, ensuite il s’est dirigé vers le magasin d’à côté, où on vendait des graines. […] Après quelques minutes, nous sommes rentrés dans le magasin, je me suis retrouvé sur une chaise, où je suppose qu’on m’avait assis, et je me suis senti heureux11. ».
Toute la tension narrative naît de cette frustration, de cette aspiration contrariée à un bonheur dont l’accomplissement ne se trouve pas même dans les distorsions mémorielles. S’il s’enorgueillit de montrer ses possessions, le collectionneur demeure fondamentalement seul avec ses fétiches. Il en va de même pour le narrateur. Dire l’intime ou le conserver jalousement pour soi, comme cette « collection privée » du père, quitte à demeurer seul et incompris. Recueillement volontaire de celui qui fait délibérément un pas de côté ou déréliction subie d’un homme en mal d’amour, la solitude tourmente autant qu’elle apaise. De ce récit, le lecteur retient l’image d’une marée qui monte et redescend, suivant les élans incessants du narrateur vers les autres puis ses inéluctables mouvements de recul : écrire la nostalgie, d’une enfance disparue, d’un pays perdu ou d’un amour consommé, c’est avant tout écrire sur l’absence.
L’absence. On pense à ce poème de Pablo Neruda, dont l’ombre plane sur le récit :
« Tu me plais quand tu te tais car tu es comme absente,
Et tu m’entends de loin, et ma voix point ne te touche.
On dirait que tes yeux se seraient envolés
Et on dirait qu’un baiser t’aurait scellé la bouche12. »
Retranché dans la nuit de ses souvenirs, le narrateur choisit lui aussi de se confier à son amante endormie : « Je la vois dormir à mes côtés. Ses cheveux noirs, la finesse de son cou, son visage pâle posé sur l’oreiller. […] J’attends que sa respiration se fasse plus longue, plus profonde, pour être sûr qu’elle ne m’écoute pas quand je commence à lui parler de mon père, de ma mère, de ma grand-mère, de Valparaíso. Quand je commence mon histoire13. ». Le corps bien présent mais comme absente à elle-même, la dormeuse devient le support d’une communication paradoxale, à la fois obstacle à la pleine communion du couple et voie d’intercession vers un au-delà mémoriel. Commence alors un étrange jeu de séduction : en se dérobant à l’inéluctable intimité, l’amante alanguie exacerbe la convoitise du narrateur au même titre qu’elle le rassure, car pour autant qu’elle soit désirée, la mise à nu provoque une forme de malaise, si ce n’est d’effroi : « Le soir, nous buvions du vin, nous écoutions de la musique et nous faisions l’amour. Nerveusement, avec difficulté, presque par obligation, parce que nos corps ne se sont jamais accordés à la facilité de notre parole. Comme si on ne pouvait pas être libre en l’autre, mais toujours dans la crainte de cette intimité qui n’en finissait pas de venir14. ».
C’est, finalement, un récit nommé désir : désir de regagner les siens, d’envelopper du regard une histoire familiale qui s’est dérobée ; désir de comprendre, de dire mais aussi de taire ; désir, enfin, de se retrouver comme de se déprendre de soi, condition nécessaire à un abandon autant craint que convoité. Collection privée apprivoise le désir et en parcourt tous les paradoxes et toutes les ambiguïtés. De là à déceler, derrière les allées et venues du narrateur entre Valparaíso et Santiago comme entre le passé des souvenirs et le présent de leur recomposition les mouvements d’une étreinte amoureuse, il n’y a qu’un pas…
Figure d’exil dans un présent parfois abscons, Gonzalo Eltesch repense l’expression du lyrisme personnel, sans verser dans la plainte ni la désespérance. Certes, l’écriture est innervée par le manque, tenaillée par le vide. L’absence s’expose, s’exhibe franchement, dans la blancheur immaculée des espaces nus laissés délibérément sur la page. La narration se réduit parfois à l’essentiel, permettant la cristallisation d’instants. Le style se condense, se resserre pour exprimer en des fragments très courts la finesse de l’émotion ou l’acuité perfide d’une réflexion, comme celle-ci, cruelle mais lucide : « Je n’ai jamais connu de relation amoureuse stable. Je n’ai jamais eu de copine. Je ne me suis jamais marié. Elles n’ont jamais été amoureuses de moi15. ». Quatre phrases et autant de négations pour faire entendre ce qui n’est pas et ce à quoi on aspire. Une poignée de mots jetés sur la page suffisent ainsi à dire l’absence d’un sentiment amoureux, rendu pourtant omniprésent par son idée obsessionnelle.
Pour autant, l’expression du manque et l’impossible plénitude permet la conjuration du néant. Relisons Baudrillard qui évoquait le collectionneur d’estampes des Caractères : « L’exemple de La Bruyère fait apparaître encore une règle, qui est que l’objet ne revêt de valeur exceptionnelle que dans l’absence. Il ne s’agit pas seulement d’un effet de convoitise. Il faut se demander si la collection est faite pour être achevée, et si le manque n’y joue pas un rôle essentiel, positif d’ailleurs, car le manque est ce par quoi le sujet se ressaisit objectivement : alors que la présence de l’objet final signifierait au fond la mort du sujet, l’absence de ce terme lui permet de jouer seulement sa propre mort […]. Ce manque est vécu comme souffrance, mais il est aussi la rupture qui permet d’échapper à l’achèvement de la collection qui signifierait l’élision définitive de la réalité16. ». C’est parce qu’il ne trouve pas de fermoir au chapelet des souvenirs que le narrateur de Collection privée concède à laisser filer les perles, à mêler étroitement mensonge et vérité, quitte à trahir un peu les faits et les êtres qu’il dessine. Électrisé par le manque, il dépasse l’inanité mémorielle pour créer de toutes pièces, non seulement son histoire personnelle mais une histoire à la portée universelle.
« Que deviendrait cette histoire racontée par mon père ? Ou par ma mère ? Ou par ma grand-mère ? Ou par mon frère qui n’existe pas ici17 ? » Le livre devient porteur de tous les récits en creux. La voix du narrateur se module, laisse s’exprimer la légèreté du personnage qu’il était ou qu’il aurait pu être comme le ton grave de l’auteur, absorbé dans un projet romanesque qui se précise au fil des pages, gagne en densité pour finalement réfléchir à ses conditions de création et de réception. En choisissant la déconstruction chronologique, le narrateur dévide un fil qui le conduit à explorer, plus que son histoire personnelle, une esthétique littéraire. Le lecteur lui-même s’inscrit en filigrane dans ce récit qui va jusqu’à mettre en scène sa propre réception littéraire : « Mon père finalement m’a dit ce qu’il pensait du roman. C’est un manque de respect que de divulguer des affaires privées, a-t-il dit très sérieusement. En plus, ce que tu as écrit n’est pas un roman, parce que tu dis des choses vraies et des choses fausses18. ».
Quel est ce texte que Gonzalo Eltesch façonne ? Récit ou roman ? Fiction ou faits réels ? Mensonge ou vérité ? La question de la nature du texte taraude l’auteur ; celle de la trahison aussi : « Et si je recommence à écrire la même histoire encore et encore jusqu’à ce qu’elle devienne une histoire vraie, un roman réaliste19? ». Gonzalo Eltesch joue avec les représentations de son lecteur et s’en amuse, comme lorsqu’il évoque ce frère qu’il a choisi de tuer pour les besoins romanesques et qu’il fait paradoxalement peser de tout son poids fantôme sur le récit : « Et ton frère, pourquoi il n’existe pas ? Je l’ai éliminé, j’ai répondu. Autant de personnages, ça ne collerait pas avec le texte. Il pourrait m’échapper des mains20 ». Faire mourir tous ses personnages pour atteindre l’essence même du récit, à savoir une histoire dépouillée de tous ses ornements, un squelette qui frapperait par la blancheur de ses ossements et donc, par la puissance de sa justesse, voilà le fantasme absolu non seulement mis en scène, mais surtout revendiqué par le récit : « Mais ton père n’est pas mort, a-t-elle dit. Dans ce roman, si, j’ai répondu. Dans ce roman, mes deux parents sont morts. Tous doivent être morts, toi y compris, j’ai dit21. ».
Collection privée peut alors se lire comme une rêverie poétique qui déploie tout un faisceau de potentialités. Dans La poétique de la rêverie, Gaston Bachelard mettait en évidence le paradoxe de la perception sensorielle qui, pour cristalliser l’expérience première en image mémorielle, déformait déjà la réalité en la passant au filtre de l’imagination : « S’il y a un domaine où la distinction soit difficile entre toutes, c’est le domaine des souvenirs d’enfance, le domaine des images aimées, gardées, depuis l’enfance, dans la mémoire. Ces souvenirs qui vivent par l’image, dans la vertu d’image, deviennent, à certaines heures de notre vie, en particulier dans le temps de l’âge apaisé, l’origine et la matière d’une rêverie complexe : la mémoire rêve, la rêverie se souvient22 ». De même, le récit d’Eltesch ne se contente pas de partager les instantanés d’une enfance, ni des réminiscences amoureuses. Narrateur et personnages s’affranchissent de l’étroitesse du vécu et s’ouvrent à un monde autrement plus riche : « L’imagination tente un avenir. […] [C]ertaines rêveries poétiques sont des hypothèses de vie qui élargissent notre vie … […] Nous la revivons en ses possibilités. Nous rêvons à tout ce qu’elle aurait pu être, nous rêvons à la limite de l’histoire et de la légende23. ». L’expérience littéraire est alors totale.
Le mot de la fin
Il fallait toute la sensibilité de Gilles Moraton, le traducteur, pour saisir ce récit qui n’en finit pas de nous échapper. Fidèle à l’esprit du texte, il laisse éclater des bulles de nostalgie, tout en conservant la facétie d’un auteur qui prend plaisir à se jouer de son lecteur. Il faut donc consentir à se perdre dans ce texte, à voir notre crédulité tournée en dérision, puisque tout est faux et en même temps, tout est vrai.
Gonzalo Eltesch cherchait un chemin, il en indique des myriades. Il emprunte des sentiers bien réels puis bifurque sur des pistes imaginaires, comme si le mensonge et la trahison – nous préférons la littérature – permettaient paradoxalement de saisir avec plus de justesse l’histoire vécue, les êtres rencontrés ou encore les émotions ressenties.
Le souvenir, augmenté de la distorsion imaginaire, raconte le manque tout en créant une autre réalité, celle de l’œuvre littéraire, dont chacune des voies cherche à pointer du doigt l’intime et à s’en approcher, aussi inquiétant soit-il, pour ainsi faire entendre le silence du cœur.
“Le silence et la langue s’appartiennent.
Ce ne sont pas deux choses, mais une
Chose. Le silence a besoin de la parole autant que l’inverse. Pour
garder le silence, il faut avoir pu parler.”
Marguerite Duras
Collection privée de Gonzalo Eltesch, trad. de l’espagnol (Chili) par G. Moraton, éditions Maurice Nadeau, collection “À vif”, mars 2022, 123p, 19,00€.
1 G. Eltesch, trad. de l’espagnol (Chili) par G. Moraton, Maurice Nadeau, collection « À vif », 2022, p.87.
2 Ibid., p.87.
3 J. Du Bellay, “Heureux qui comme Ulysse, Regrets, 1558.
4 Ibid., p.116.
5 Ibid., p.24-25.
6 Ibid., p.67.
7 J. Baudrillard, Le système des objets, Gallimard, p.122, 124 et 128, 1978.
8 Ibid., p.130.
9 G. Eltesch, trad. de l’espagnol (Chili) par G. Moraton, Maurice Nadeau, collection « À vif », 2022, p.114.
10 G. Eltesch, trad. de l’espagnol (Chili) par G. Moraton, Maurice Nadeau, collection « À vif », 2022, p.9.
11 Ibid., p.11.
12 P. Neruda, poème 15 in 20 poèmes d’amour et une chanson désespérée suivis de Les vers du Capitaine, trad. de C. Couffon et C. Rinderknecht, Édition bilingue, Gallimard, 1998, p.65.
13 G. Eltesch, trad. de l’espagnol (Chili) par G. Moraton, Maurice Nadeau, collection « À vif », 2022, p.14.
14 Ibid., p.110.
15 Ibid., p.23.
16 J. Baudrillard, Le système des objets, Gallimard, p.130, 1978.
17 G. Eltesch, trad. de l’espagnol (Chili) par G. Moraton, Maurice Nadeau, collection « À vif », 2022, p.54.
18 Ibid., p.118.
19 Ibid., p.23.
20 Ibid., p.42.
21 Ibid., p.68.
22 G. Bachelard, La poétique de la rêverie, PUF, p.29-30,1960.
23 Ibid., p.86.