Il en va des livres comme des rencontres : ils surgissent toujours entre nos mains pour une bonne raison. Que nous en prenions conscience au moment d’en déflorer les premières pages importe peu, le livre creuse imperceptiblement son sillon jusqu’à laisser en nous sa cicatrice, une fois refermé.
Ma rencontre avec Agnès Goyet est une de ces découvertes qui n’en sont pas vraiment, sortes de reconnaissances tacites qui passent essentiellement par le sourire et le regard, capables à eux seuls de dire toute la joie de se retrouver.
Sont-ce ses mèches folles ou son coup d’œil franc ? Agnès Goyet a ce je ne sais quoi de rassurant, force tranquille bien enracinée dans l’Instant, mais aussi complètement ouverte, perméable au mouvement qu’elle accueille et accompagne avec souplesse et fluidité.
En février 2021, après plusieurs semaines de confinement, de télétravail et de sorties contrôlées, Agnès Goyet entend à nouveau l’irrépressible appel du voyage. Plus qu’une envie d’escapade, c’est un impérieux besoin de « se mettre au vert », de s’affranchir de la ville comme du contexte sanitaire, de s’immerger dans un milieu-refuge pour se reconnecter à elle et à la nature, qui la mettent sur la voie de Compostelle.
Si Compostelle s’impose rapidement à elle, davantage pour sa praticité que pour sa religiosité, on ne peut s’empêcher d’y voir un signe, une de ces jolies synchronicités que met la vie sur notre chemin pour en éclairer la trajectoire. En effet, c’est lors d’un stage dans le sud de la France qu’Agnès Goyet a découvert l’aquarelle. L’histoire raconte qu’elle y avait exercé son trait de pinceau en dessinant quantité de coquillages, un motif décoratif qui prend ici une tout autre valence, devenant le symbole d’une résurrection spirituelle.
Après une minutieuse préparation, Agnès Goyet décide donc de partir seule, à pied, sur ce chemin mythique, munie de son petit sac à dos et de son matériel d’aquarelliste. Elle relate cette aventure humaine dans Compostelle, pas à pas, un carnet aquarellé qui retrace les nombreuses étapes de son cheminement, ses rencontres avec la communauté de marcheurs, mais aussi et surtout la découverte d’une nature puissante, qui lui a inspiré bon nombre d’aquarelles. De ses trois voyages vers Compostelle, Agnès Goyet livre non seulement son expérience immédiate du chemin mais aussi ses préparatifs en amont et les réflexions qui prolongent sa marche, une fois rentrée à Paris.
Qu’elle parte au bout du monde ou au coin de la rue, la carnettiste suit toujours les mêmes petits rituels. Cette fois, pourtant, la recherche d’un guide chez Gibert, les échanges avec des « professionnels » de Compostelle ou encore la quête du sac exemplaire s’avèrent bientôt superflus. En réalité, le chemin agit déjà sur la marcheuse, bien avant le premier pas. Ainsi, sans même connaître les lieux traversés ni avoir suivi de préparation physique intense, certaines réponses émergent naturellement, comme ce choix du « chemin idéal », qu’elle n’a cependant jamais pratiqué.
Récit de voyage, Compostelle, pas à pas est également un récit d’aventures. Le lecteur suit les péripéties d’Agnès Goyet au gré des journées de marche ou de préparation. Marcher, c’est accepter, non pas d’être livré mais de se livrer volontairement, en pleine conscience, aux aléas du voyage : on se fatigue, on se blesse, on se perd, on se confronte aux éléments, à une nature parfois sauvage, et puis aux autres aussi, à tous ces autres qui jalonnent notre route, sans toujours en partager la perspective.
Agnès Goyet est animée par la confiance : en elle, en son expédition, en ses capacités à puiser les ressources d’aller de l’avant, quels que soient les obstacles rencontrés. On réfléchit avec elle à tout ce qui peut nous donner la force d’avancer, malgré tout. D’abord, poser un acte de foi. Ne pas nier la difficulté vécue ou éprouvée dans sa chair, ni chercher à sur-performer. Choisir, au contraire, d’être dans sa pleine acceptation et demeurer convaincu qu’on possède en soi les ressources de traverser – et de se laisser traverser – par les épreuves. S’ouvrir ensuite à la beauté qui nous entoure. Être en mesure de percevoir le Beau, où qu’il se trouve, même dissimulé dans la nervure d’une feuille, même luisant dans l’œil d’une biche. Surtout, savoir s’en montrer reconnaissant. Le carnet aquarellé offre ainsi une leçon de gratitude, soulignant les bienfaits de l’humilité.
Compostelle pas à pas se fait alors invitation à la rêverie et à la contemplation. En tourner les pages, c’est faire un plongeon sensoriel, faire corps avec le monde. Les aquarelles d’Agnès Goyet traduisent sa sensibilité, notamment à la lumière, souvent douce et chaude. La légèreté de la technique picturale rappelle une respiration, à la fois ample et douce. À la manière de la carnettiste, qui a su prendre le temps de croquer l’instant, le lecteur est encouragé à prendre le temps de se perdre – ou de se retrouver – dans les aquarelles. Chaque dessin convie à une halte bienfaisante au cours de laquelle traits de plume et traits de pinceaux travaillent silencieusement, à l’ombre du lecteur.
La question du rythme est omniprésente. Chaque étape, chaque hameau, chaque coin de nature font l’objet d’une courte description, dont le style bref et enlevé fait penser au rythme du pas. Marcher, c’est aussi s’arrêter, accorder son tempo à la nature environnante, à soi, mais aussi aux autres. Agnès Goyet évoque la difficulté de cheminer avec d’autres marcheurs, parallèle à la complexité de faire société, et rappelle la nécessité de rester à l’écoute de ses sensations comme de ses besoins.
Car si l’on prend la route en solitaire, on n’est en réalité jamais complètement seul. Au gré des étapes, le lecteur découvre un récit de vies entrecroisées, celles des marcheurs et des hôtes, qui l’accueillent dans leur communauté. À côté du nôtre, se déploie tout un petit monde d’hommes et de femmes qui se connaissent déjà, souvent sans s’être encore jamais rencontrés. Agnès Goyet marque une claire distinction entre la communauté de marcheurs qui s’émerveille et partage, et la foule environnante, qui cherche souvent à tout savoir, tout comprendre et donc tout maîtriser d’une expérience humaine qui se vit avant de se raconter. L’auteure nous engage à simplement savourer l’instant, le « moment évident, où l’on sait que c’est là. », au lieu de chercher à tout décortiquer, à tout « mentaliser ».
Lecteurs, si vous cherchez un propos lénifiant sur la marche comme oubli total du monde, passez votre chemin ! Même seul, même loin de chez soi, même entouré d’étrangers, marcher, c’est au contraire habiter pleinement le monde, changer de perspective. Certes, Agnès Goyet préfère demeurer à l’écart des « grands débats » qui animent les tablées du soir, mais c’est pour mieux choisir ses combats. Ce qui s’énonce avec subtilité au début du carnet se fait entendre avec d’autant plus de force au fil du chemin. Marcher libère la voix : Agnès Goyet prend position contre l’agressivité, la domination et l’exploitation de la nature par l’homme, conséquences directes d’une dévastatrice économie de marché. Elle fait entendre des idéaux écologiques, qui ne devraient plus en être, à l’heure où nos forêts brûlent et où la main de l’Homme cause une sixième extinction de masse. Pendant lumineux d’un monde où règnent la marchandise, la concurrence et le moins-disant social, l’univers de Compostelle, pas à pas, exhorte à cesser de concevoir la Nature comme une mécanique à exploiter pour lui redonner son statut d’organisme vivant.
Finalement, Compostelle, pas à pas est une jolie illustration du « donativo » : donner si l’on veut, ce que l’on veut, en fonction de ses moyens et de l’accueil que l’on a reçu. Qu’il s’agisse du récit de ses aventures, de ses petites confidences, des conseils et astuces pour faire le premier pas ou encore des enseignements qu’elle a reçus, Agnès Goyet donne beaucoup. En refermant le carnet, on imagine, songeur, quel pourrait être notre chemin, quelles merveilles se cacheraient le long de notre route et comment on reviendrait, forcément transformés, grandis par une telle odyssée.
Compostelle pas à pas d’ Agnès Goyet, éditions Akinomé, juin 2022, 221p, 24,90€.
Crédits photo : @carnetsdagnes.com et @editions-akinome.com